Littérature Russe – Livres pour enfants – Poésie Russe – Nikolaï Vassilievitch Gogol – L’Effroyable Vengeance – Table des matièress
< < < . VIII .
. X . > > >
IX
Le sire Danilo est assis dans sa chambre, le coude appuyé sur la table et s’adonne à la rêverie. Dame Catherine, assise sur le poêle, fredonne une chanson.
– Je me sens, femme, envahi d’une sorte d’angoisse, dit le sire Danilo, j’ai mal à la tête et j’ai le cœur serré. Je passe par une minute extrêmement pénible et ma peine est lourde, sans que j’en pénètre la raison. Probablement que ma mort rôde dans le voisinage…
« Oh ! mon mari plus précieux que tout, penche vers moi ton front… Pourquoi berces-tu dans ton esprit des pensées noires ? »
C’est bien ce que pense dame Catherine, mais elle n’ose l’exprimer à voix haute. Conscience coupable, elle trouve de l’amertume aux caresses du mari.
– Écoute, ma femme, dit Danilo, n’abandonne pas notre fils quand je ne serai plus. Dieu te refusera toute félicité en ce monde comme dans l’autre si tu quittes cet enfant, grandement ils souffriront mes os pourrissant sous la terre humide, et plus lourde encore sera l’affliction de mon âme.
– Que dis-tu là, mon époux ? N’est-ce point toi qui te moquais de nous autres, faibles femmes ? et à présent, tu tiens les propos d’une femmelette ; va, tu as encore longtemps à vivre.
– Non, Catherine, non, mon âme pressent une fin prochaine. J’ignore pourquoi, mais une tristesse sans nom se répand sur ce monde et elle est bien morte, l’époque des vaillants exploits. Oh ! je me souviens, je me souviens des années écoulées, et elles ne reviendront sans doute plus, il vivait alors, le vieux Konachévitch, honneur et gloire de notre armée. Il me semble que les régiments cosaques défilent à l’instant sous mes yeux. Ah ! Catherine, c’était l’âge d’or. Le vieil hetman montait son cheval moreau, le bâton de commandement brillait à son poing ; autour de lui, la piétaille d’Ukraine et sur les ailes déferlait la mer écarlate des Zaporogues. À peine l’hetman ouvrait-il la bouche pour parler, que tout ce monde se figeait dans l’immobilité. Et des larmes perlaient aux yeux du vieillard quand il remémorait les hauts faits de jadis et la Setch de l’ancien temps. Oh ! si tu savais, Catherine, comme nous nous sommes battus contre les Turcs ! Sur mon crâne se voit encore jusqu’à présent une cicatrice ; quatre balles m’ont traversé de part en part, et pas une de ces blessures ne s’est complètement guérie. Combien d’or n’avons-nous pas ramassé à cette époque ; c’est à pleins bonnets que les Cosaques puisaient les pierres précieuses. Et quels chevaux, Catherine, si tu savais quels chevaux nous emmenions de chez l’ennemi ! Ah ! il ne me sera plus donné de guerroyer de la sorte ! Je ne suis pourtant pas vieux, et à mon avis, mon corps reste vaillant, mais le glaive cosaque me glisse des mains, je vis dans l’oisiveté et j’ignore moi-même pourquoi je végète ainsi. Il n’y a plus d’ordre en Ukraine ; colonels et capitaines s’entredéchirent comme des chiens, il n’est point de tête chenue capable de s’imposer à tous, les nobles de chez nous se sont abaissés à adopter les modes polonaises, entretiennent dans leur cœur la perfidie, ont vendu leur âme en entrant dans la secte uniate [8], et la juiverie pressure les pauvres gens. Ô temps, beau temps jadis, où donc avez-vous fui, mes jeunes années ?… Fais un saut jusqu’à la cave, l’ami, et apporte-moi une coupe d’hydromel pour que je boive à notre sort d’autrefois et aux temps disparus…
– Quel accueil réservez-vous à nos hôtes, Seigneur ? Les Polonais arrivent du côté des prairies… dit Stetzko, dès le seuil de la chambre.
– Je sais pourquoi ils viennent, dit le sieur Danilo en se mettant debout. Sellez les chevaux, mes fidèles serviteurs, revêtez le harnois de guerre ! Sabre au poing ! et n’oubliez pas de vous munir de farine de plomb… Il faut rendre les honneurs à nos hôtes…
Mais les Cosaques n’avaient pas eu le temps de sauter à cheval ni d’armer les mousquets, que les Polonais recouvraient déjà les coteaux de leur multitude, pareille à cette pluie de feuilles qui tombe des arbres eu automne.
« Oho ! mais il y a ici assez de monde pour assouvir notre vengeance ! se disait Danilo à l’aspect des seigneurs pansus qui harnachés d’or cavalcadaient, avec de grands airs, sur le front de leurs troupes. L’on voit bien qu’il nous sera donné encore une fois de faire la fête… Réjouis-toi donc, âme cosaque, pour la suprême fois ! Amusez-vous à corps perdu, les gars, c’est aujourd’hui notre fête ! »
Et ce fut à travers les coteaux grande liesse et le festin battit son plein. Glaives alors de fendre l’air, balles de voler, coursiers de hennir et de faire feu des quatre sabots. Des cris à vous donner le vertige, une fumée à vous aveugler !… La mêlée devint générale, mais le flair du Cosaque savait distinguer l’ami de l’ennemi. Qu’une balle vrombît, et un vaillant vidait les étriers ; qu’un sabre s’abattît en sifflant, et une tête roulait sur le sol, tout en balbutiant encore des paroles indistinctes.
Mais dans cette confusion, l’on discernait la calotte rouge du haut bonnet fourré du sire Danilo, à chaque instant l’œil était attiré par l’écharpe d’or qui ceignait son surcot bleu et comme au vent d’un tourbillon se hérissait la crinière de son cheval noir. Avec l’agilité de l’oiseau, Bouroulbache surgissait ici et là, clamant à pleine gorge, et brandissant à droite et à gauche son sabre de Damas. Taille, Cosaque ! vas-y de tout ton cœur. Cosaque ! réjouis ton âme de vaillant, mais n’aie point un regard de convoitise pour les harnachements et les pourpoints dorés, foule aux pieds l’or et les pierres précieuses ! Frappe de l’estoc, Cosaque ! amuse-toi, Cosaque ! ami, tourne la tête : ces impies de Polonais mettent déjà le feu aux chaumières et chassent devant eux le bétail terrorisé.
Alors, impétueux comme une trombe, le sire Danilo revient en arrière, son bonnet à calotte rouge est partout à la fois, près des maisons à défendre, et la foule des ennemis s’éclaircit autour de lui…
Voilà plus de deux heures que luttent Polonais et Cosaques ; les combattants deviennent rares dans l’un et l’autre camp, mais le sire Danilo n’éprouve aucune lassitude ; de sa longue pique il désarçonne des cavaliers et les sabots de son coursier foulent les fantassins. Déjà, les Polonais flanchent, prêts à prendre la fuite, déjà des Cosaques dépouillent les cadavres de leur pourpoint doré et de leur riche harnois. Déjà le sire Danilo se prépare à poursuivre l’ennemi en déroute, et il tourne la tête pour rallier les siens… mais alors il bout de male rage, car il vient d’entrevoir le père de Catherine. Oui, le voilà debout sur le coteau, visant son gendre avec un mousquet. Danilo pique des deux, droit devant lui… Attention, Cosaque, tu cours à ta perte ! Le mousquet fait feu et le sorcier disparaît à contre-pente. Seul, le fidèle Stetzko a vu s’évanouir brusquement le pourpoint rouge et la coiffure étrange. Le chef cosaque chancelle et croule à terre. Le fidèle Stetzko se précipite vers son maître, étendu tout de son long sur le sol, les paupières rabattues sur ses yeux clairs ; un sang vermeil sort à gros bouillons de sa poitrine. Mais sans doute a-t-il senti l’approche de son fidèle serviteur ; il soulève lentement les paupières, une flamme se rallume dans ses prunelles :
– Adieu, Stetzko, dis à Catherine de ne pas délaisser mon fils, et vous non plus, ne l’abandonnez pas, mes loyaux serviteurs…
Il se tait ; l’âme cosaque a quitté la dépouille du gentilhomme ; les lèvres ont bleui, il dort, le Cosaque, d’un sommeil dont rien désormais ne saurait le réveiller.
Le fidèle valet éclate en sanglots, agite le bras pour appeler Catherine.
– Viens, madame, viens, ton seigneur s’est livré à une suprême bamboche ; ivre, il gît sur la terre humide, et son ivresse mettra bien du temps à se dissiper…
Catherine joint les mains dans son désespoir, et pareille à la gerbe sous la faux, s’abat sur le cadavre.
– Mon époux, est-ce toi que je découvre gisant ici, les yeux clos ? Relève-toi, mon faucon inestimable, tends-moi la main ! Soulève-toi, jette encore une fois les yeux sur ta Catherine, remue les lèvres, profère au moins un tout petit mot… Mais tu gardes le silence, tu te tais, mon clair seigneur, tu es livide comme la mer Noire et ton cœur a cessé de battre. Pourquoi donc es-tu si froid, mon seigneur ? sans doute que mes larmes ne sont pas assez brûlantes pour te réchauffer ! et mes lamentations ne sont évidemment pas assez retentissantes pour t’arracher à ce sommeil. Qui donc commandera maintenant tes régiments ? Qui galopera à toute bride sur ton cheval noir ? Qui poussera de toute sa voix le cri de guerre et brandira son sabre en avant des Cosaques ? Et vous, Cosaques, ô Cosaques ! qu’avez-vous fait de votre honneur et de votre gloire ? Les voici qui gisent là, votre honneur et votre gloire, les yeux clos, sur la glèbe humide ! Enterrez-moi donc, portez-moi en terre avec lui ! couvrez-moi de terre en même temps que lui, voilez mes yeux de mottes, écrasez mes blanches mamelles sous des planches d’érable… Je n’ai plus que faire de ma beauté…
Catherine pleure et agonise de douleur, mais la plaine au lointain se couvre de poussière ; c’est le vieux capitaine Gorobietz qui accourt en toute hâte à la rescousse.
8 Les uniates sont des catholiques qui, tout en observant les rites orthodoxes, reconnaissent l’autorité du Souverain Pontife de Rome. (Note des traducteurs.)
Littérature Russe – Livres pour enfants – Poésie Russe – Nikolaï Vassilievitch Gogol – L’Effroyable Vengeance – Table des matières
Copyright holders – Public Domain Book
| Si vous aimez le site, abonnez-vous, mettez des likes, écrivez des commentaires! Partager sur les réseaux sociaux Consultez Nos Derniers Articles |
© 2023 Akirill.com – All Rights Reserved
