Littérature Russe – Livres pour enfants – Poésie Russe – Anton Tchekhov – Duel – Table des matières
< < < Chapitre XII
Chapitre XIV > > >
Chapitre XIII
Laïèvski reçut deux billets ; il en déplia un et lut:
« Ne pars pas, mon ami. »
« Qui a bien pu m’écrire cela? pensa-t-il. Ce n’est certainement pas Samoïlénnko… Pas le diacre non plus ; il ne sait pas que je veux partir ; serait-ce von Koren? »
Le zoologue, penché sur la table, dessinait une pyramide. Il sembla à Laïèvski que ses yeux souriaient.
« Samoïlénnko, pensa Laïèvski, a sans doute bavardé… »
Sur l’autre billet il était écrit de la même écriture déguisée avec de longs jambages et des boucles : « Quelqu’un ne partira pas samedi. » « Inepte persiflage, pensa
Laïèvski. Vendredi, vendredi !… »
Il sentit quelque chose lui monter à la gorge. Il arrangea son faux col et voulut tousser, mais au lieu d’une toux ce fut un rire qui partit.
— Ha! ha! ha!… Ha! ha! ha! (« De quoi est-ce que je ris? » pensa-t-il.) Ha ! ha ! ha !
Il essaya de se retenir, mit la main devant sa bouche ; mais le rire oppressait sa poitrine et son cou; et sa main ne put clore sa bouche.
« Que c’est bête, tout de même, se dit-il en riant à gorge déployée ; je suis devenu fou, ma parole ! »
Son rire montait toujours et ressembla au jappement d’un petit épagneul. Laïèvski voulut se lever de table, mais ses jambes n’obéirent pas. Sa main droite, malgré
lui, dansait sur la table, saisissant convulsivement les papiers et les froissant. Il vit des regards étonnés, le visage effaré et sérieux de Samoïlénnko et un coup d’œil
du zoologue, plein de froide moquerie et de dégoût ; et il comprit qu’il avait une attaque de nerfs.
« Quelle incongruité, quelle honte ! pensa-t-il en sentant sur son visage la chaleur de ses larmes. Ah ! quelle honte ! Jamais cela ne m’était arrivé. »
On le prit sous les bras, et, lui soutenant la tête par derrière, on l’emmena. Un verre brilla devant ses yeux et claqua contre ses dents ; de l’eau coula sur sa poitrine. Voici une petite chambre, deux lits jumeaux au milieu, couverts de courte pointes blanches comme la neige ; Laïèvski s’affaissa sur l’un des lits et se mit à
sangloter.
— Ce n’est rien… disait Samoïlénnko, ça arrive…
Glacée de peur, tremblant de tout son corps, pressentant quelque chose de terrible, Nadiéjda Fiôdorovna se tenait près du lit, demandant :
— Qu’as-tu? Parle au nom du ciel !…
« Kirîline, se demandait-elle, ne lui a-t-il pas écrit quelque chose? »
— Ce n’est rien… dit Laïèvski, riant et pleurant.
Reviens au salon… ma chérie.
Son visage n’exprimait ni haine ni dégoût ; donc il ne savait rien. Nadiéjda Fiôdorovna, un peu tranquillisée, rentra au salon.
— Ne vous inquiétez pas, chérie, lui dit Maria Konstanntînovna, s’asseyant à côté d’elle et lui prenant la main ; ça passera. Les hommes sont aussi faibles que
nous, pauvres femmes… Vous passez tous les deux par une crise… C’est si compréhensible! Eh bien, voyons» chérie, j’attends une réponse ! Causons un peu.
— Non, nous ne pouvons pas causer, dit Nadiéjda Fiôdorovna, prêtant l’oreille aux sanglots de Laïèvski.
J’ai de la peine… Permettez-moi de partir…
— Que dites – vous, chérie!… Croyez – vous que je puisse vous laisser partir sans souper?… Après avoir mangé, vous irez où vous voudrez.
— J’ai de la peine… murmura Nadiéjda Fiôdorovna.
Et, pour ne pas tomber, elle se prit des deux mains au bras du fauteuil.
— C’est de la convulsion infantile… dit gaiement von Koren en rentrant au salon.
Mais apercevant Nadiéjda Fiôdorovna, il s’arrêta et ressortit.
Quand la crise cessa, Laïèvski, assis sur un lit qui n’était pas le sien, pensait :
« C’est une honte ! j’ai pleuré comme une petite fille.
Je dois être ridicule et dégoûtant. Je vais filer par la porte de service… Mais non! cela semblerait indiquer que j’attache à ma crise une grande importance… Il faut tourner ça en plaisanterie… »
Il se regarda dans la glace, et après être resté un peu assis, il revint au salon.
— Et me voilà ! dit-il en souriant. (La honte le torturait et il sentait les autres gênés.)
Il arrive de ces choses-là, dit-il en s’asseyant. Étant assis, j’ai ressenti tout à coup au côté, figurez-vous, une douleur atroce, aiguë, insupportable… Mes nerfs ont cédé, et il s’est produit cette bête de chose. Aujourd’hui tout le monde est nerveux, il n’y a rien à faire !
A souper, il but du vin, causa, et, parfois, soupirant convulsivement, se frottait le côté comme pour montrer qu’il ressentait encore quelque chose. Et personne, sauf Nadiéjda Fiôdorovna, ne le croyait ; et il le voyait bien.
Vers dix heures, on alla se promener sur le boulevard.
Nadiéjda Fiôdorovna, craignant que Kirîline ne lui parlât, tâchait de rester tout le temps auprès de Maria Konstanntînovna et des enfants. De peur et d’angoisse, elle se sentait faible, pressentait qu’elle allait avoir la fièvre, languissait et remuait à peine les jambes ; mais cependant elle ne rentrait pas chez elle, parce qu’elle était sûre que Kirîline ou Atchmiânov la suivrait, ou tous les deux ensemble. Kirîline, en arrière, à côté de Nicodîme Alexânndrytch, fredonnait :
« Je ne permettrai pas que-l’on-se-joue-de-moi. Je ne le per-met-trai-pas ! »
On quitta le boulevard, et, tournant vers le Pavillon, on suivit le quai d’où l’on regarda longtemps la mer phosphorescente. Von Koren se mit à expliquer comment se produisait ce phénomène.
< < < Chapitre XII
Chapitre XIV > > >
Littérature Russe – Livres pour enfants – Poésie Russe – Anton Tchekhov – Duel – Table des matières
Copyright holders – Public Domain Book
| Si vous aimez le site, abonnez-vous, mettez des likes, écrivez des commentaires! Partager sur les réseaux sociaux Consultez Nos Derniers Articles |
© 2023 Akirill.com – All Rights Reserved
