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Duel d’Anton Tchekhov


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Chapitre XVI


— Les sciences morales, dont vous parlez, ne satisferont la pensée humaine que lorsque, au cours de leur évolution, elles se rencontreront avec les sciences exactes et marcheront de pair avec elles. Cette rencontre se produira-t-elle sous le microscope, dans les monologues d’un nouvel Hamlet ou dans une nouvelle religion, je ne sais ; mais je pense qu’avant que cela arrive, la terre sera recouverte d’une écorce de glace.


La plus durable et la plus vivace de toutes les notions morales est assurément la doctrine du Christ ; mais voyez comme elle est elle-même différemment comprise !

Les uns, qui enseignent d’aimer notre prochain, en exceptent pourtant les soldats, les criminels et les fous ; les soldats, ils permettent de les tuer à la guerre ; les seconds, de les isoler ou de les exécuter; aux troisièmes, ils défendent le mariage…

D’autres interprétateurs enseignent d’aimer le prochain sans exception, sans distinction des qualités et des défauts. D’après leur doctrine, si un tuberculeux, un meurtrier ou un épileptique demande votre fille en mariage, donnez-la-lui.


Si les crétins font la guerre aux sains d’esprit, tendez leur le cou. Si ce prêche de l’amour pour l’amour, de l’art pour l’art pouvait prendre force, il amènerait à la
longue la complète disparition de l’humanité ; ainsi s’accomplirait le plus énorme des forfaits qu’il y ait jamais eu sur la terre. Les interprétations abondent, et, par suite, les esprits sérieux ne se contentent d’aucune ; à la masse des interprétations, ils s’empressent d’ajouter la leur. Il ne faut donc jamais poser, comme vous l’avez
fait, la question sur le terrain philosophique ou sur le terrain appelé chrétien. Vous ne faites qu’éloigner par là la solution du problème.


Le diacre, ayant attentivement écouté, réfléchit, et demanda au zoologue :


— La loi morale, propre à tout homme, est-ce les philosophes qui l’ont inventée, ou est-ce Dieu qui l’a créée avec le corps?


— Je ne sais. Mais cette loi est si commune à tous les peuples et à toutes les époques, qu’il faut, il me semble, la considérer comme organiquement liée à l’homme. Ce n’est pas une invention : elle existe et existera toujours. Je ne vous dis pas qu’on la trouvera un jour sous le microscope, mais sa liaison organique est démontrée à l’évidence. Toute affection sérieuse du cerveau, ou ce que l’on appelle les maladies mentales, se manifeste avant tout, autant que je le sais, par une perversion de la loi morale.


— Fort bien. Alors, de même que l’estomac demande à manger, la loi morale demande que nous aimions notre prochain ; est-ce cela? mais, par amour-propre, notre nature vraie résiste à la voix de la conscience et de la raison, ce qui fait surgir beaucoup de questions difficiles à résoudre. Où donc en chercher la solution, si vous m’empêchez de les poser sur le terrain philosophique?


— Faites appel aux quelques notions exactes que nous avons. Remettez-vous-en à l’évidence et à la logique des faits. C’est maigre, il est vrai, mais c’est un terrain moins mouvant et moins vague que la philosophie. La loi morale exige-t-elle, supposons, que vous aimiez les hommes? Eh bien I l’amour doit consister à l’éloignement de tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, nuit aux hommes et les menace dans le présent
et l’avenir. Notre savoir et l’évidence vous disent que, du côté des gens anormaux au physique et au moral, un danger menace l’humanité. Cela étant, contrecarrez les anormaux. Si vous n’avez pas la force de les ramener à la norme, ayez du moins la force et le savoir de les empêcher de nuire, autrement dit de les supprimer.


— L’amour consiste donc en ce que le faible soit vaincu par le fort?


— Sans aucun doute.


— Mais, repartit le diacre avec feu, les forts ont crucifié Notre-Seigneur Jésus-Christ !


— Justement ce ne sont pas les forts qui l’ont crucifié, ce sont les faibles ! La culture humaine affaiblit la lutte pour l’existence et la sélection et tend à l’annuler ; de là la rapide multiplication des faibles et leur prédominance. Imaginez-vous que vous êtes parvenu à insinuer aux abeilles des idées humaines dans leur forme non élaborée, rudimentaire ; qu’en résultera-t-il?


Les bourdons, qu’il faut tuer, resteront vivants, mangeront le miel, débaucheront et étoufferont les abeilles : conséquence, la prédominance des faibles sur les forts et
la dégénérescence de ces derniers. C’est précisément ce qui se produit maintenant dans l’humanité. Les faibles oppriment les forts. Chez les sauvages que la civilisation n’a pas encore atteints, le plus fort, le plus sage et le plus moral marche en tête. Il est chef et seigneur.


Tandis que nous, les civilisés, nous avons crucifié le Christ et continuons à le crucifier. C’est donc qu’il nous manque quelque chose… Et ce « quelque chose », nous
devons le restaurer en nous, ou bien il n’y aura pas de fin aux malentendus…


— Mais quel critérium avez-vous pour reconnaître les forts des faibles?


— Le savoir et l’évidence. On reconnaît les tuberculeux et les scrofuleux à leurs maladies, et les dépravés et les fous à leurs actes.


— Mais on peut se tromper !


— Certes. Toutefois quand le déluge nous menace, il ne faut pas craindre de se mouiller les pieds.


— C’est de la philosophie, dit le diacre en riant.


— Nullement. Vous êtes tellement gâtés par votre philosophie de séminaire que vous ne voulez voir en tout que de l’obscurité. Les sciences abstraites dont votre jeune tête est bourrée s’appellent ainsi parce qu’elles abstraient votre esprit de l’évidence.

Regardez le diable droit dans les yeux, et s’il est le diable, appelez-le ainsi. Et n’allez pas demander des explications à Kant ou à Hegel.


Après s’être tu un instant, le zoologue poursuivit :


— Deux et deux font quatre, et une pierre est une pierre. Demain, j’ai un duel. Nous dirons, vous et moi, que c’est bête, inepte, que le duel a fait son temps, que le duel aristocratique ne diffère en somme, en rien, d’une rixe d’ivrognes au cabaret, mais cela ne nous arrêtera pas et nous irons nous battre. îl y a donc une force supérieure à nos raisonnements. Nous crions que la guerre est un brigandage, une barbarie, une horreur, une tuerie entre frères ; nous ne pouvons pas voir de sang sans nous évanouir ; mais que les Français ou les Allemands nous offensent, nous ressentirons tout de suite une surexcitation ; nous crierons hourra de la façon la plus sincère et nous nous jetterons sur l’ennemi. Vous appellerez sur nos armes la bénédiction
de Dieu, et notre vaillance provoquera l’enthousiasme général le plus sincère. C’est donc aussi qu’il y a une force, sinon plus haute que nous, du moins supérieure à nous et à notre philosophie. Nous ne pouvons pas plus l’arrêter que nous ne pouvons arrêter ce nuage qui s’élève là-bas sur la mer. Ne soyez donc pas hypocrites, ne lui faites pas la figue en vous cachant, et disant :


« Ah ! c’est bête ! Ah ! c’est vieux jeu ! Ah ! ce n’est pas en accord avec l’Écriture ! »

Mais regardez la chose en face. Reconnaissez sa raisonnable légitimité, et quand
elle veut, par exemple, anéantir une race faible, scrofuleuse, dépravée, ne l’en empêchez pas avec vos pilules et vos citations d’un Évangile mal comprises. Léskov
a décrit un Danîlo plein de conscience (i), qui, ayant trouvé hors de la ville un lépreux, le nourrit et le réconforte au nom de l’amour et du Christ. Si ce Danîlo eût vraiment aimé les hommes, il eût entraîné ce lépreux loin de la ville, l’eût jeté dans un fossé et fût allé servir les gens bien portants. Le Christ, je l’espère, nous a enseigné un amour raisonnable, sensé et utile.


— Quel homme vous faites ! dit le diacre en riant.


(i) Dans son récit Danîlo le consciencieux. (Tr.)


Vous ne croyez pas au Christ ; pourquoi donc en parlez-vous si souvent?


— Non, j’y crois; mais à ma façon, naturellement, pas à la vôtre. Ah ! diacre, diacre ! fit le zoologue en riant lui aussi. (Et prenant le diacre à la taille il lui dit gaiement 

Alors, quoi? vous venez au duel, demain?


— Ma charge ne me le permet pas, sans quoi j’irais.


— Que voulez-vous dire par votre « charge »?


— Je suis ordonné. La bénédiction divine est sur moi.


— Ah ! diacre, diacre ! répéta von Koren, en riant.


J’aime à causer avec vous.


— Vous dites que vous avez la foi, dit le diacre ; quelle est cette foi? Tenez, j’ai un oncle pope qui a une foi si grande que, lorsqu’il va, en temps de sécheresse, faire une prière dans les champs pour demander qu’il pleuve, prend son parapluie et son pardessus de cuir pour n’être pas mouillé au retour. Ça, c’est de la foi ! Quand il parle du Christ, un tel rayonnement se dégage de lui que toutes les paysannes et les moujiks pleurent à sanglots. Il arrêterait votre nuage et mettrait en fuite toute la force dont vous parlez. Oui… la foi transporte les montagnes.


Le diacre, en riant, frappa sur l’épaule du zoologue.


— C’est comme ça!… poursuivit-il. Vous, vous étudiez sans cesse ; vous embrassez l’abîme de la mer ; vous distinguez les forts et les faibles ; vous écrivez des livres ; vous provoquez les gens en duel ; mais rien n’en sera changé. Et que, voyez donc, quelque faible vieux petit moine aille marmonner au nom du Saint-Esprit un seul mot, ou que du fond de l’Arabie un nouveau Mahomet arrive à cheval, le cimeterre au poing, et toute notre vie sera sens dessus dessous, et il ne restera pas en Europe pierre sur pierre.


— Cela, diacre, personne encore ne le sait.


— La foi qui n’agit pas est lettre morte, et les actes sans la foi, c’est pire encore, ce n’est que temps perdu, rien autre chose.


Sur le quai, le docteur apparut. Il aperçut le diacre et le zoologue, et vint à eux.


— Je pense que tout est prêt, fit-il essoufflé. Les témoins seront Govorovski et Boïko.

Ils viendront à cinq heures du matin. Quel amoncellement de nuages ! dit-il en regardant le ciel. On n’y voit rien. Il va pleuvoir.


— J’espère que tu viendras avec nous? demanda von Koren.


— Non, Dieu m’en garde ! Je suis assez exténué.


Oustîmovitch me remplacera. Je lui en ai déjà parlé.


Loin sur la mer un éclair brilla, et de sourds roulements de tonnerre retentirent.


— Comme il fait lourd avant l’orage, dit von Koren.


Je parie que tu es déjà allé chez Laïèvski pleurer dans son gilet?


— Pourquoi y aller? répondit le docteur troublé. En voilà encore !


Plusieurs fois, jusqu’au coucher du soleil, il avait arpenté le boulevard et la rue, espérant rencontrer Laïèvski. Il avait honte de sa vivacité et de l’élan subit
de bonté qui l’avait suivie. Il voulait s’en excuser auprès du jeune homme sur un ton de plaisanterie, le gronder, l’apaiser, lui dire que le duel est un reste de la barbarie
du moyen âge, mais que la Providence elle-même leur en avait imposé un, comme moyen de réconciliation.

Demain, tous deux, très braves gens, hommes du plus grand esprit, après avoir échangé des coups de feu apprécieraient leur mutuelle noblesse et deviendraient
amis. Mais il ne rencontra pas Laïèvski.


— Pourquoi serais-je allé chez lui? répéta Samoïlénnko. Ce n’est pas moi qui l’ai insulté, tout au contraire, c’est lui. Dis-moi, je te prie, pourquoi il s’est jeté sur moi? Quel mal lui ai-je fait? J’entre au salon, et, tout d’un coup, sans raison, il me traite d’espion.


En voilà une bonne ! Dis-moi comment cela avait commencé entre vous? Que lui as-tu dit?


— Je lui ai dit que sa situation était sans issue, et j’avais raison. Seuls peuvent trouver une issue à toute situation les honnêtes gens et les filous ; mais celui qui veut être à la fois honnête et filou, celui-là n’a pas d’issue. Cependant, messieurs, il est onze heures et, demain, il faut nous lever tôt.


Soudain le vent s’éveilla. Il souleva la poussière sur le quai, la fit tournoyer et se mit à rugir, couvrant le bruit de la mer.


— Une rafale, dit le diacre. Il faut s’en aller, ou nous aurons les yeux remplis de sable.


Comme ils partaient, ‘ Samoïlénnko soupira et-dit, en retenant sa casquette :


— Je ne vais sans doute pas dormir cette nuit.


— Ne t’émeus pas, lui dit le zoologue en riant ; tu peux être tranquille : le duel ne donnera pas de résultat.


Laïèvski tirera généreusement en l’air ; il ne peut faire autrement ; et moi je ne tirerai probablement pas du tout. Passer en jugement à cause d’un Laïèvski, c’est
perdre son temps ; le jeu n’en vaut pas la chandelle.


A propos, quelle est la pénalité encourue pour un duel?


— L’emprisonnement, et, en cas de mort de l’adversaire, la détention dans une enceinte fortifiée pour trois ans.


— A la forteresse Pierre-et-Paul?


— Non, dans une enceinte militaire, il me semble.


— Il fallait pourtant donner une leçon à ce gaillard-là !


Au loin, sur la mer, un éclair flamba, illuminant un instant les toits et les montagnes.

Près du boulevard les amis se quittèrent.


Quand le docteur eut disparu dans l’obscurité, et que ses pas se perdaient, von Koren lui cria :


— Pourvu que le temps ne nous arrête pas demain !


— Quel beau malheur? Dieu le veuille !


— Bonne nuit !


— La nuit? Que dis-tu?


Dans le bruit du vent et de la mer, dans les roulements du tonnerre, on avait peine à s’entendre.


— Rien ! cria le zoologue.


Et il se hâta vers sa demeure.


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