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Duel d’Anton Tchekhov


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Chapitre IV


Très rieur, le diacre riait pour la moindre chose jusqu’à en avoir le point de côté et à n’en plus pouvoir. Il n’aimait, semble-t-il, à se trouver en compagnie que parce que les gens ont des ridicules, et que l’on peut leur donner des surnoms. Il avait surnommé Samoïlénnko, la Tarentule, son ordonnance, le Malart, et il fut dans l’enchantement quand von Koren qualifia un jour Laïèvski et Nadiéjda Fiôdorovna de macaques. Il scrutait avidement les visages, prêtait l’oreille sans broncher, et l’on voyait ses yeux se remplir de joie et son visage se contracter dans l’attente de pouvoir se donner carrière et éclater de rire.


— C’est un être dépravé et anormal, poursuivit le zoologue. (Et le diacre, dans l’attente de mots drôles, buvait ses traits.) Il est rare de rencontrer une semblable nullité. Au physique, il est veule, débile et vieux; et, à l’intellectuel, il ne diffère en rien d’une marchande qui ne fait que bâfrer, boire, dormir sur un lit de plume, et qui a pour amant son cocher.


Le diacre se remit à s’esclaffer.


— Ne riez pas, diacre, dit von Koren ; à la fin, c’est bête… Je n’aurais pas remarqué sa nullité, — reprit-il quand le diacre eut fini de rire, — je ne m’y serais pas attaché, s’il n’était pas si nuisible et si dangereux. Il est nuisible surtout par le succès qu’il a auprès des femmes et par sa menace d’avoir des descendants, autrement dit de gratifier le monde d’une douzaine de Laïèvski, aussi débiles et pervertis que lui. Secondement, son exemple est au plus haut point contagieux.


Je vous ai déjà parlé du jeu et de la bière ; encore un ou deux ans, il aura conquis toute la côte caucasienne.


Vous savez combien la masse, surtout dans son niveau moyen, croit à l’intelligence, à l’instruction universitaire, à la noblesse des manières et à l’élégance du débit.

Quelque abomination que fasse Laïèvski, chacun croit que c’est bien, qu’il doit en être ainsi, parce qu’il est un intellectuel, un libéral, passé par l’Université.


Pourtant, c’est un raté, un homme de trop, un neurasthénique, une victime du temps, et donc tout lui est permis. C’est un bon garçon, une crème d’homme. Il pardonne si sincèrement les faiblesses ! il est accommodant, malléable, pas fier. On peut prendre un verre avec lui, dire des obscénités, et potiner. La masse, en religion et en morale, est toujours encline à l’anthropomorphisme; elle aime surtout des petites idoles qui
aient les mêmes faiblesses qu’elle. Jugez quel large champ s’ouvre à la contagion!

Laïèvski, avec ça, n’est pas un mauvais acteur, et c’est un hypocrite adroit. Il sait fort bien s’y prendre. Voyez un peu ses contorsions et ses jongleries, ses façons, par exemple, si vous voulez, d’entendre la civilisation. Il en est à mille lieues, mais écoutez-le : « Ah ! que la civilisation nous déforme ! Ah ! que j’envie ces sauvages, ces enfants de la nature qui ignorent toute civilisation ! » Il faut entendre, voyez-vous, qu’il fut un temps, un certain temps, où Laïèvski était de tout cœur acquis à la civilisation, la servait, la connaissait à fond ; mais elle l’a lassé, désabusé, trahi. Il est, voyez-vous, un Faust, un second Tolstoï… Il traite Schopenhauer et Spencer en petits garçons, et leur tape paternellement sur l’épaule :


« Eh bien, quoi, frère Spencer? » Spencer, il ne l’a certainement pas lu, mais qu’il est gentil lorsqu’il dit de sa dame, avec une ironie légère et négligente : « Elle a lu Spencer ! » On l’écoute et personne ne veut comprendre que ce charlatan, non seulement n’a pas le droit de parler sur ce ton-là de Spencer, mais qu’il n’a pas même celui de baiser la trace de ses pas. Saper la civilisation, les autorités morales, la religion d’autrui, les éclabousser de boue, jouer bouffonnement de la prunelle à leur sujet, uniquement pour cacher sa faiblesse et son infirmité morale et les excuser, un animal rempli d’amour-propre, bas et ignoble, le peut seul.


— Je ne sais pas ce que tu as contre lui, Kôlia, dit Samoilénnko regardant le zoologue, non plus avec colère, mais avec gêne. C’est un homme comme tout le monde. Certes, il a des faiblesses, mais c’est un homme d’aujourd’hui. Il est fonctionnaire, et utile à son pays.


Il y avait ici, il y a dix ans, un vieux fonctionnaire, homme du plus grand esprit, et il aimait à dire…


— Suffit, suffit !… interrompit le zoologue. Il est fonctionnaire, dis-tu? Mais quel fonctionnaire ! Depuis qu’il est ici, les choses se sont-elles améliorées? Les
fonctionnaires sont-ils devenus plus exacts, plus honnêtes, plus polis? Au contraire, il n’a fait, de son auto rite d’intellectuel et d’universitaire, que consolider leur laisser-aller et ajouter à leur boue des paquets de la sienne. Il n’est ponctuel que le 20, lorsqu’il s’agit de toucher ses appointements. Tous les autres jours, il ne fait que traîner chez lui en pantoufles, et s’efforce de donner l’impression qu’il rend au gouvernement russe un énorme service en restant au Caucase. Non, Alexandre Davîdytch, ne le défends pas ! En cela tu n’es pas sincère de tout point. Si tu l’aimais vraiment et le traitais en ami, tu ne serais pas tout d’abord indifférent à ses faiblesses ; tu n’y condescendrais pas.


Tu tâcherais de l’empêcher de nuire.


__ Tu dis?


— L’empêcher de nuire… Comme il est incorrigible, on ne peut le faire que d’une seule façon… (Von Koren passa le doigt sur son cou.) Ou, encore, le noyer… ajouta-t-il.

Dans l’intérêt de l’humanité, il faut supprimer de pareils individus. Absolument !


— Que dis-tu? marmotta Samoïlénnko se levant et regardant avec étonnement le visage calme et froid du zoologue. Diacre, que dit-il? Es-tu de bon sens?


— Je n’insiste pas sur la peine de mort, dit von Koren. S’il est prouvé qu’elle est nuisible, inventez autre chose. Si l’on ne peut pas supprimer Laïèvski, isolez-le.

Privez-le de sa personnalité ; envoyez-le aux travaux publics…


— Que dis-tu?… s’épouvanta Samoïlénnko. Mets du poivre, du poivre ! cria-t-il d’une voix désespérée en voyant le diacre manger sans poivre des courges farcies…


Toi, homme de très grand esprit, que vas-tu dire!


Envoyer aux travaux publics notre ami, un intellectuel, un homme qui a de la fierté!!

— S’il est fier et essaie de protester, on le mettra aux fers !


Samoïlénnko, ne pouvant plus prononcer un mot, remuait les doigts. Le diacre regarda sa figure abasourdie, vraiment drôle, et éclata de rire.


— N’en parlons plus, dit le zoologue. Souviens-toi seulement, Alexandre Davidytch, que la lutte pour l’existence, et la sélection, gardaient l’humanité primitive de gens comme Laïèvski. Notre culture a fortement affaibli aujourd’hui la lutte et la sélection, et nous devons nous préoccuper nous-mêmes de la suppression des faibles et des inutiles ; autrement, si on laisse les Laïèvski se multiplier, la civilisation périra;
l’humanité dégénérera complètement. Ce sera notre faute.


— S’il faut noyer et pendre, dit Samoïlénnko, au diable ta civilisation et l’humanité! Au diable ! Voici ce que je puis dire : Tu es un homme très savant, du plus grand esprit, et l’orgueil de la patrie; mais les Allemands t’ont gâté. Oui, les Allemands! les Allemands!


Depuis que Samoïlénnko avait quitté Derpt (Dorpat) où il avait étudié la médecine, il voyait rarement des Allemands et n’avait lu aucun livre allemand; mais, selon lui, tout le mal, en politique et dans la science, venait des Allemands. Où avait-il pris cette opinion, il n’eût pu le dire ; mais il y tenait fort.


— Oui, les Allemands! répéta-t-il encore… Allons prendre le thé.


Les trois hommes se levèrent et, ayant mis leurs chapeaux, sortirent dans le jardinet. Ils s’assirent à l’ombre des maigres érables, de poiriers et d’un marronnier.


Von Koren et le diacre s’assirent sur le banc près de la table. Samoïlénnko se laissa tomber dans un fauteuil de vannerie à large dossier incliné. L’ordonnance apporta le thé, de la confiture et une bouteille de sirop.


Il faisait très chaud, une trentaine de degrés à l’ombre. L’air brûlant était comme figé, et une longue toile d’araignée pendait mollement du marronnier jusqu’au sol, sans bouger. Le diacre prit une guitare, qui traînait toujours à terre près de la table, l’accorda, et se mit à chanter doucement, d’une petite voix grêle :


« Les jeunes séminaristes sont près d’un cabaret… »


Mais tout de suite la chaleur le fit taire. Il essuya la sueur de son front et regarda le ciel d’un bleu violent.


Samoïlénnko s’était assoupi. Après le dîner une douce torpeur avait envahi ses membres ; il était sans force, enivré ; ses bras pendaient, ses yeux. s’étaient rapetisses; sa tête penchait sur sa poitrine… Il regarda le diacre et von Koren avec un attendrissement mouillé et murmura :


— Ah ! la jeune génération… l’astre de la science et la lumière de l’Église… Voyez-moi cet Alléluia ensoutané, qui peut devenir évêque… Il faudra alors lui baiser la main… Allons… Dieu le veuille!…


Bientôt on l’entendit ronfler. Von Koren et le diacre finirent leur thé et sortirent.


— Vous allez encore sur la jetée pêcher les grondins? demanda le zoologue.


— Non, il fait trop chaud.


— Venez chez moi. Vous me ferez un colis et me copierez quelque chose. Et nous parlerons un peu de ce que vous pourriez faire. Il faut travailler, diacre. On peut pas rester comme ça.


— Vos paroles, dit le diacre, sont justes et logiques, mais ma paresse trouve une excuse dans les circonstances actuelles de ma vie. Vous le savez, l’incertitude des situations rend les gens apathiques. Ai-je été envoyé ici pour un temps ou pour toujours? Dieu seul le sait !


Je vis dans l’incertitude, et ma femme végète chez son père et s’ennuie. Et puis, il faut l’avouer, la chaleur vous liquéfie.


— Absurde tout cela ! dit le zoologue. On peut s’habituer à la chaleur et se passer de diaconesse. Il ne faut pas se laisser aller. Il faut rester maître de soi.


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