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Enfance et Adolescence de Léon Tolstoï


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Chapitre XII


APRÈS LA MASOURKA

Au souper, le jeune homme qui avait dansé le premier la masourka vint prendre place à notre table d’enfants; il m’honora d’une attention toute spéciale, ce qui aurait grandement flatté mon amour-propre, si, après ma déconfiture, j’avais pu être sensible à quoi que ce soit.

Mais ce jeune homme voulait à tout prix ramener ma gaieté; il me provoquait à folâtrer avec lui, m’appelait «un brave», et, quand les grandes personnes ne nous voyaient pas, il remplissait mon verre de vin et m’obligeait à le vider. Vers la fin du souper, lorsque le maître d’hôtel me versa seulement un quart de verre à champagne d’une bouteille enveloppée dans une serviette, il protesta en insistant pour qu’il m’en donnât davantage, puis il me força de le boire d’un trait; aussitôt une douce chaleur se répandit dans tout mon corps, je ressentis une vive sympathie pour mon jovial protecteur, et je me mis à rire sans raison.

Tout à coup l’orchestre joua de nouveau dans la salle de danse, et tout le monde se leva de table. Mon amitié pour le grand jeune homme en resta là; il retourna auprès des grandes personnes, et, comme je ne pouvais pas le suivre, je me rapprochai de Mme Valakine, très curieux d’entendre ce qu’elle disait à sa fille.

Sonitchka implorait d’une voix suppliante:

«Encore une demi-heure!

—Impossible, je t’assure, mon ange.

—Pour me faire plaisir, je t’en prie, continuait la jeune fille en caressant sa mère.

—Mais seras-tu contente demain si j’ai mal à la tête? demanda Mme Valakine sans pouvoir réprimer un sourire imprudent.

—Tu permets! tu permets, nous resterons! s’écria Sonitchka en sautant de joie.

—Que faire avec toi? Eh bien! va, dansez … voici un cavalier tout trouvé,» ajouta-t-elle en me désignant.

Sonitchka me donna la main, et nous courûmes dans la salle.

La présence de Sonitchka et sa gaieté, jointes à l’influence du verre de champagne, m’avaient fait oublier tout à fait ma récente mésaventure. Je me livrai à toutes sortes de gambades plus drôles l’une que l’autre; tantôt j’imitais le cheval, courant au petit trot et relevant fièrement les pieds, ou le mouton qui s’emporte contre le chien, et je trépignais sur place, je riais de tout mon cœur, sans m’inquiéter de l’impression que je faisais sur les spectateurs.

Sonitchka riait aussi sans interruption, et, entre autres, d’un vieux monsieur qui, après avoir étendu son mouchoir à terre, levait lentement les pieds et faisait semblant d’avoir beaucoup de peine à sauter par-dessus, et elle se tint presque les côtes, lorsque je fis de grands bonds jusqu’au plafond, pour lui montrer mon adresse.

En traversant le cabinet de grand’mère, je me regardai dans le miroir; je vis un petit garçon dont le visage était en sueur, les cheveux hérissés, et dont le toupet se tenait tout droit, mais l’expression générale de cette physionomie était si bonne, si gaie, si débordante de santé et de vie, que je me plus à moi-même.

«Si j’étais toujours comme je suis maintenant, pensai-je, je pourrais encore plaire….»

Mais, lorsque je portai de nouveau les yeux sur le joli visage de ma partenaire, je remarquai qu’il avait le même air de gaieté, de santé et d’insouciance qui m’avait tant charmé chez moi, et, en outre, une gracieuse et douce beauté, dont l’absence me remplit de dépit contre ma propre image. Je compris qu’il était absurde de ma part de vouloir captiver un être aussi charmant.

Je ne pouvais attendre la réciprocité, et je n’y songeai même pas; mon âme débordait de joie sans cela. Je ne comprenais pas qu’on pût demander un bonheur plus grand que celui dont ce sentiment remplissait mon cœur, et qu’on pût souhaiter autre chose que de le voir durer éternellement.

J’étais heureux! mon cœur palpitait comme un pigeon qui bat des ailes; je sentais mon sang affluer sans cesse vers lui, et je me sentais pris d’une douce envie de pleurer.

Dans le corridor, quand nous sortîmes du salon, je me dis: Comme je serais heureux si je pouvais passer toute ma vie avec elle, dans un recoin obscur, ignorés de tout le monde!

«N’est-ce pas, Sonitchka, c’était très gai aujourd’hui? lui murmurai-je d’une voix basse et tremblante, puis je hâtai le pas, effrayé, moins de ce que j’avais exprimé, que de ce que j’aurais voulu dire.

—Oui … très gai! répondit-elle en tournant vers moi sa tête, avec une expression si sincère et si bonne, que je me rassurai aussitôt.

—Mais si vous saviez comme je suis … j’aurais voulu dire: malheureux, mais je dis par timidité: comme je regrette de penser que vous allez partir bientôt, et que je ne vous reverrai pas.

—Pourquoi ne nous reverrons-nous pas? dit-elle en regardant le bout de ses petits souliers, et en promenant ses doigts le long du paravent près duquel nous passions; tous les mardis et tous les vendredis, je me promène avec maman sur le boulevard Tversky…. Est-ce que vous ne vous promenez jamais?

—Sans doute, je demanderai qu’on nous y conduise mardi prochain; et, si on ne veut pas, j’irai tout seul, sans chapeau … je connais le chemin.

—Savez-vous, dit tout d’un coup Sonitchka, il y a des jeunes garçons qui viennent à la maison et à qui je dis tu; disons-nous tu. Veux-tu?» ajouta-t-elle en secouant sa petite tête et en me regardant dans les yeux.

Malgré cette invitation, je ne réussis pas de toute la soirée à placer le tu dans une seule phrase, bien que je composasse mentalement sans cesse de longues phrases où le tu revenait plusieurs fois. Je n’avais pas le courage de les dire. «Veux-tu» résonnait à mes oreilles tout le temps et m’enivrait; je ne voyais que Sonitchka.

Je remarquai par quel mouvement gracieux elle releva ses boucles, les jeta derrière les oreilles et découvrit la partie du front et des tempes que je n’avais pas encore vue; je regardai comment on l’emmitouflait dans le châle vert, si haut, que je ne voyais plus que le bout de son petit nez, et que, si elle n’avait pas pratiqué avec ses doigts rosés une petite ouverture pour la bouche, elle courait le risque d’être étouffée; je me rappelle comment elle descendit l’escalier avec sa mère et, arrivée au bas, se retourna vivement vers nous, inclina la tête et disparut derrière la porte.

Volodia, les Ivine, le jeune prince Étienne, moi, nous étions tous épris de Sonitchka; nous nous tenions sur l’escalier pour la suivre des yeux jusqu’au dernier moment. A qui son dernier salut était-il destiné? Je l’ignore; mais, en cet instant, je ne doutais pas qu’il fût pour moi.

Ce soir-là, en prenant congé de mes amis, je parlai à Serge sans aucun trouble, même je lui serrai la main un peu froidement. Je ne sais s’il a compris qu’il venait de perdre ma préférence, car il se montra très indifférent, mais il a dû regretter le pouvoir qu’il exerçait sur moi.

Je devenais pour la première fois infidèle dans mes affections, et, pour la première fois, je goûtai la douceur d’aimer. J’étais heureux de pouvoir échanger un sentiment d’amitié qui m’était devenu une habitude, contre un nouveau sentiment plein de mystère et de charme.

Et enfin, cesser d’aimer pour aimer encore, n’est-ce pas aimer deux fois plus qu’avant?

Une fois dans mon lit, je me pris à songer: «Comment ai-je pu aimer Serge si longtemps et si passionnément?… Non, il n’a jamais compris ni su apprécier mon affection, il ne l’a jamais méritée…. Tandis que Sonitchka!… quelle douceur!… «Veux-tu?» Je me soulevai et me représentai vivement son gracieux visage, puis je ramenai les couvertures sur ma tête, m’enveloppant de tous côtés. Enfin, lorsqu’il n’y eut plus une seule ouverture, je me blottis dans le nid que je venais de faire, et je me berçai dans mes rêves et dans mes souvenirs.

Les yeux immobiles et fixés sur la doublure de ma courte-pointe, je voyais Sonitchka aussi nettement qu’une heure auparavant, quand nous étions ensemble; je lui parlais, et cet entretien me procurait un plaisir indicible, car ces mots: tu, toi, avec toi revenaient sans cesse.

Ces rêves étaient si vivants, que je ne pouvais m’endormir, tenu en éveil par une douce émotion. J’éprouvai le besoin d’épancher auprès de quelqu’un les effusions de mon bonheur.

«Chérie! m’écriai-je presque à haute voix en me retournant brusquement de l’autre côté.—Volodia, est-ce que tu dors?

—Non, me répondit-il d’une voix somnolente…. Pourquoi?

—J’aime, Volodia, oh! j’aime Sonitchka de tout mon cœur.

—Qu’est-ce que cela peut me faire? répondit-il en s’étirant.

—Ah! Volodia, tu ne peux pas t’imaginer tout ce que je ressens … pas plus tard qu’il y a un instant, j’étais tout emmitouflé dans mes couvertures, et je l’ai vue comme si elle était là, je lui ai parlé,… c’est surprenant. Et sais-tu encore quoi? lorsque je pense à elle je deviens si triste, si triste, que je voudrais pleurer.»

Volodia se retourna dans son lit.

«Je ne souhaite qu’une seule chose! continuai-je, c’est d’être toujours avec elle et rien de plus. Et toi, tu l’aimes aussi? Avoue-le?…»

C’est singulier, j’éprouvais le besoin de la voir aimée de tous et d’arracher à chacun cet aveu.

«Est-ce que cela te regarde? répondit Volodia en tournant la tête de mon côté: peut-être que je l’aime?

NOUS NOUS TENIONS SUR L’ESCALIER.

—Tu n’as pas envie de dormir, tu fais semblant d’avoir sommeil! m’écriai-je en remarquant qu’il avait les yeux brillants, qu’il se découvrait et ne semblait point disposé à dormir. Laisse-moi causer d’elle avec toi … n’est-ce pas qu’elle est charmante?… Elle est un amour! Si elle me disait: «Nicolas, saute par la fenêtre, ou jette-toi dans le feu!» eh bien! je te jure que j’obéirais immédiatement avec joie…. Ah! qu’elle est ravissante! ajoutai-je, en évoquant son image avec tant de vivacité, que, pour mieux la savourer, je me retournai avec impétuosité et j’enfouis mon visage dans l’oreiller:—Oh! Volodia, comme j’ai envie de pleurer!

—Quel imbécile! dit-il en souriant, puis, après un moment de silence, il reprit:—moi, je ne suis pas comme toi; je pense que j’aurais voulu pouvoir me tenir près d’elle et lui parler….

—Ah! tu l’aimes donc, toi aussi! interrompis-je vivement.

—Tu ne comprends rien, prononça Volodia d’un ton dédaigneux.

—Mais si, je comprends, c’est toi qui ne comprends rien et qui dis des bêtises, répétai-je au milieu de mes larmes.

—Tu pleures? tu pourrais bien t’en dispenser. Tu n’es qu’une fille!»


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