Littérature russe – Livres pour enfants – Poésie russe – Léon Tolstoï – Enfance et Adolescence – Table Des Matières
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Chapitre XIX
ON REÇOIT DE NOUVEAU
Au bout de la première année de deuil, grand’mère commença à se remettre un peu de la douleur qui l’avait accablée et donna de temps en temps de petites réceptions, invitant de préférence des enfants de notre âge.
Elle invita à dîner, pour fêter le jour de naissance de ma sœur, la princesse Kornakova avec ses filles, Madame Valakine avec Sonitchka, Ilinka Grapp et nos deux jeunes amis Ivine.
Toute la société était déjà réunie au salon, et le murmure des voix, des éclats de rires, le bruit des allées et venues montaient jusqu’à notre salle d’étude au premier. Nous ne pouvions descendre avant la fin de nos leçons.
Sur le tableau suspendu dans notre chambre de classe nous pouvions lire: Lundi, de deux à trois heures, maître d’Histoire et de Géographie.
Et nous devions rester là jusqu’à l’arrivée de notre professeur, prendre la leçon, le reconduire, avant d’être libres.
Il était déjà deux heures et vingt minutes, et le maître d’histoire ne faisait pas son apparition dans la rue. Je le guettais de la fenêtre avec un secret et vif désir de ne pas l’apercevoir.
«On dirait que M. Lebedeff (le professeur d’histoire) ne viendra pas aujourd’hui? dit Volodia en posant pour une minute le livre où il apprenait sa leçon.
—Je le souhaite de tout mon cœur, répondis-je …, car je ne sais rien. Mais il me semble que je l’entends….» ajoutai-je sur un ton de déception.
Volodia se leva et s’approcha de la fenêtre.
«Non, ce n’est pas lui, c’est un monsieur, dit-il. Attendons-le jusqu’à deux heures et demie, ajouta-t-il en s’étirant.» Et il se gratta le sommet de la tête, comme il le faisait toujours quand il se reposait durant le travail.
«S’il n’est pas ici à la demie, nous demanderons à Saint-Jérôme la permission de serrer nos cahiers.
—Et quel plaisir peut-il trouver à venir?» dis-je en m’étirant de même, et je balançai au-dessus de ma tête mon livre d’histoire que je tenais des deux mains.
Bientôt, par désœuvrement, j’ouvris le livre à l’endroit désigné pour la leçon, et je me mis à lire. Il y avait beaucoup à apprendre, et c’était difficile. Je n’en savais pas le premier mot, et je voyais qu’il me serait impossible d’en retenir quoi que ce fût, d’autant plus que je me trouvais dans cet état d’agitation qui empêche l’esprit de se fixer sur une chose quelconque.
La leçon d’histoire me semblait toujours la plus ennuyeuse et la plus ardue de toutes nos leçons. La dernière fois, mon professeur s’était plaint à Saint-Jérôme et m’avait marqué dans le carnet de notes un 2, ce qui voulait dire: très mal! Saint-Jérôme m’avait déclaré que, si j’avais moins de trois à la prochaine leçon, je serais sévèrement puni. Aussi j’avoue que, ce jour-là, j’avais peur.
Cependant, je m’absorbai si bien dans ma lecture, que le bruit des galoches déposées dans l’antichambre me prit à l’improviste. J’eus à peine le temps de me retourner pour voir apparaître sur le seuil le visage grêlé du professeur. Il était revêtu de son habit bleu, orné de boutons de métal surmontés de l’aigle impérial, qui est l’uniforme de l’université russe.
Il posa lentement sa toque sur la fenêtre, ses cahiers sur la table, écarta de ses deux mains les pans de son habit (comme s’il était besoin de tant de façons) et, après avoir repris haleine, il s’assit à sa place.
«Eh bien! messieurs, dit-il, en frottant l’une contre l’autre ses mains moites; répétons d’abord ce qui a été dit à notre dernière leçon, et ensuite je tâcherai de vous décrire les événements du moyen âge qui ont suivi.»
Tout cela voulait dire: récitez votre leçon.
Pendant que Volodia répondait avec la liberté d’esprit et l’assurance que donne le sentiment qu’on possède bien sa leçon, je me glissai comme une ombre sur l’escalier. Tout à coup, je me trouvai en face de Mimi, qui était toujours la cause de tous mes chagrins. Elle s’avança vers moi en disant:
«Vous ici?» et elle me regarda d’un air sévère.
Je me sentais coupable au plus haut degré; je baissai la tête et gardai le silence, tout en témoignant dans toute mon attitude une contrition touchante.
«Mais à quoi pensez-vous? dit Mimi. Que faites-vous ici?.»
Je me taisais toujours.
«Non, cela ne se passera pas ainsi, répéta-t-elle en frappant du revers de son doigt la balustrade de l’escalier; je le dirai à la comtesse….»
Quand je revins en classe, il était déjà trois heures moins cinq minutes. Le professeur, comme s’il n’avait remarqué ni mon absence ni mon retour, continua sa leçon pour Volodia. Quant il eut fini ses commentaires, il commença à plier ses cahiers. Mon frère passa dans la pièce voisine pour prendre le cachet. J’eus la satisfaction de me dire que mon maître m’avait oublié et que j’avais échappé à ses questions.
Mais tout à coup il me dit avec un demi-sourire perfide:
«J’espère que vous avez bien préparé votre leçon? Et il se frotta les mains.
—Oui, je l’ai préparée, répondis-je.
—Dans ce cas, veuillez me parler un peu de la croisade de Saint-Louis, continua-t-il en se balançant sur sa chaise et en regardant ses bottes d’un air absorbé. Vous me direz d’abord quelles causes ont obligé le roi de France à prendre la croix? reprit-il en relevant les sourcils et en montrant du doigt l’encrier; ensuite vous m’indiquerez les traits généraux et caractéristiques de cette croisade, ajouta-t-il en faisant un geste de toute la main, comme s’il voulait saisir quelque chose; enfin, il frappa la table à gauche avec son cahier. Vous me direz quelle a été d’une manière générale l’influence de cette croisade sur les différents états en Europe; puis, quelle a été l’influence de cette croisade sur la France,» dit-il pour finir, en frappant à droite sur la table avec son cahier et en inclinant la tête du même côté.
J’avalai plusieurs fois ma salive, je me raclai le gosier, je penchai la tête sur l’épaule et je me tus. Puis je pris une plume d’oie qui se trouvait sur la table, et je me mis à la déchiqueter, toujours sans rien dire.
«Passez-moi cette plume! me dit le professeur en tendant la main. Elle peut encore servir. Eh bien?»
Je commençai:
—Lou … roi … Saint-Louis était un … était … était un bon et sage tzar.
—Comment?
—Un tzar…. Il conçut l’idée d’aller à Jérusalem, et laissa les rênes du gouvernement à sa mère….
—Comment s’appelait-elle….
—Bou … B … lanche….
—Comment? Boulanche?»
Je souris de travers et gauchement.
«Eh bien! qu’est-ce que vous savez encore?» dit mon maître ironiquement.
Je ne pouvais pas empirer l’état des choses, je me mis à tousser de nouveau et à dire tout ce qui me passait par la tête.
Le professeur restait silencieux, époussetait la table avec la barbe de la plume, me regardait fixement de côté et répétait:
«Bien! très bien!…»
Je sentais que je ne savais rien, que je parlais Dieu sait comment! et je souffrais horriblement de ce que le professeur ne m’interrompait ni ne me reprenait.
«Pourquoi Saint-Louis a-t-il conçu l’idée d’aller à Jérusalem? demanda-t-il en répétant mes paroles.
—Parce que … car … pour….»
Je m’embrouillais de plus en plus; cette fois je restai court, et je sentais que, lors même que le professeur continuerait à se taire pendant une année, je n’aurais pas le pouvoir d’articuler un son.
Mon maître me considéra ainsi pendant trois minutes environ; puis, tout à coup, son visage exprima une profonde tristesse, et il dit d’une voix pénétrée à Volodia qui venait d’entrer dans la salle:
«Passez-moi le carnet; je veux marquer les notes.»
Volodia lui passa le carnet et posa délicatement le cachet à côté.
Le professeur ouvrit le carnet, trempa soigneusement sa plume; puis, de sa plus belle main, il mit à Volodia 5 pour la conduite et 5 pour l’étude; c’était le maximum.
Ensuite, posant sa plume sur ma colonne de notes, il me regarda, secoua la plume pour jeter le trop plein d’encre et resta pensif.
Tout à coup sa main fit un mouvement imperceptible … et j’aperçus dans ma colonne le joli chiffre 1, puis un point; ensuite il répéta le même mouvement sur la colonne de la conduite, qui présenta comme l’autre le chiffre 1, suivi d’un point.
Le professeur referma le carnet avec soin, se leva, se dirigea vers la porte, sans avoir l’air de remarquer le regard plein de désespoir, de supplication et de reproche que je lui lançai.
«Monsieur le professeur! balbutiai-je….
—Non, répondit-il, devinant ce que j’allais dire:—Non, ce n’est pas ainsi qu’on étudie. Je ne veux pas recevoir de l’argent que je n’ai pas gagné.»
Il mit ses galoches, son manteau de camelot, et s’emmitoufla dans son cache-nez de manière à défier le vent.
Et je me demandais comment, après ce qui venait de m’arriver, on pouvait encore penser à s’emmitoufler. Pour lui ce n’était donc qu’un trait de plume, et pour moi ce trait de plume était un grand malheur.
«Est-ce que la leçon est finie? demanda Saint-Jérôme qui entrait dans la salle.
—Oui, monsieur.
—Le professeur a-t-il été content?
—Oui, répondit Volodia.
—Combien avez-vous reçu?
—Cinq.
—Et Nicolas?»
Je gardai le silence.
«Il me semble, quatre,» dit Volodia.
Mon frère avait compris qu’il fallait à tout prix me sauver du châtiment le jour où nous avions du monde.
«Voyons, messieurs, (Saint-Jérôme avait l’habitude de dire: voyons, à chaque mot) faites votre toilette et descendons.»
Aussitôt après notre entrée au salon, à peine les saluts d’usage échangés, nous passâmes dans la salle à manger.
Mon père était très en train. Il avait fait cadeau à Lioubotchka d’un riche service en argent. Au dessert, il se souvint tout à coup qu’il avait oublié chez lui une bonbonnière préparée pour l’héroïne de la fête.
«Va me la chercher, Colas, me dit-il, pour ne pas envoyer un domestique. Tu trouveras les clés sur la grande table, dans la coquille; tu sais ce que je veux dire?… Prends les clés, choisis la plus grande et ouvre le second tiroir à droite. Dans ce tiroir tu trouveras une boîte et les bonbons dans un sac. Apporte-moi tout cela.
—Et des cigares? veux-tu que je t’en apporte aussi? demandai-je, sachant qu’il avait l’habitude de les envoyer chercher après le dîner.
—Apporte-les si tu veux; mais prends garde de rien toucher dans mon cabinet,» cria-t-il comme je sortais de la salle.
Je trouvai les clés à la place indiquée; j’allais déjà ouvrir le tiroir, lorsque je fus saisi d’une envie folle d’essayer une toute petite clé qui faisait partie du trousseau.
Contre la galerie de la table, au milieu d’une foule d’objets de toutes sortes, était appuyé un portefeuille muni d’un cadenas; c’est là que je résolus d’essayer la petite clé. Ma tentative réussit à souhait, et tout un tas de papiers divers m’apparut.
La curiosité me poussait à lire ces papiers. Ce sentiment lutta en moi contre celui du respect que je portais à mon père. A mes yeux, mon père vivait dans une sphère à part, qui lui appartenait en propre et qui était trop haute pour être accessible à un enfant comme moi. Pris tout à coup de terreurs à l’idée de l’indiscrétion que j’allais commettre, et qui me semblait maintenant un sacrilège, je refermai le portefeuille le plus vite possible; mais il paraît que j’étais destiné à subir en ce jour néfaste tous les malheurs imaginables.
Après avoir introduit la petite clé dans la serrure, je la tournai dans le mauvais sens; croyant le cadenas fermé, je retirai la clé…. Oh! horreur! je n’avais plus dans la main que la tête de la petite clé. C’est en vain que je m’efforçai de la faire tenir sur la moitié qui était restée dans la serrure, espérant sans doute qu’elle en sortirait par un enchantement. Mais non, il fallait m’habituer à l’horrible idée que j’allais passer pour avoir commis un nouveau crime, qui serait découvert le jour même, lorsque mon père rentrerait dans son cabinet.
Ainsi, dans cette terrible journée, Mimi aurait porté plainte contre moi à grand’mère! J’avais reçu une mauvaise note, et cassé cette petite clé! Que pouvait-il m’arriver de plus?
Pas plus tard que ce même soir, j’aurais à répondre à grand’mère à cause du rapport de Mimi, à Saint-Jérôme, à cause de la mauvaise note, et à mon père pour l’affaire de la clé.
Et tout cela en un seul jour!
«Que vais-je devenir? Que vais-je devenir? Oh! oh, oh, oh!…. qu’ai-je fait? qu’ai-je fait? me répétais-je tout haut en marchant à grands pas sur le tapis moelleux qui recouvrait la pièce. Hélas! m’écriai-je, en prenant les bonbons et les cigares: «On n’échappe pas à sa destinée!» Et je courus à la salle à manger.
Cette sentence fataliste, que j’ai entendu prononcer dans mon enfance à notre menin Nicolas, m’a toujours fait du bien et n’a jamais manqué de me calmer au moment décisif, dans les circonstances les plus pénibles de ma vie.
Quand je me retrouvai au salon, j’étais très excité, et d’une gaieté qui n’était pas naturelle.
Après le dîner, les jeux commencèrent, et j’y pris une part active.
Pendant que nous jouions «au chat et à la souris», je courus par maladresse contre l’institutrice des Kornakoff, qui s’amusait avec nous, et, sans le vouloir, je déchirai sa robe. Je remarquai que les jeunes filles, et Sonitchka en particulier, furent enchantées de voir l’institutrice sortir du salon d’un air contrarié pour aller faire recoudre sa jupe dans la chambre des couturières. Je résolus aussitôt de procurer une seconde fois ce plaisir à mes jeunes amies.
Pour exécuter cet aimable dessein, dès que l’institutrice fut rentrée au salon, je me mis à gambader autour d’elle et me livrai à ces évolutions, jusqu’à ce que j’eusse réussi à mettre le pied sur sa robe et à la déchirer de nouveau. Sonitchka et les princesses eurent toutes les peines du monde à s’empêcher de rire, ce qui flatta énormément mon amour-propre. Mais Saint-Jérôme, qui avait, à ce qu’il paraît, deviné mon espièglerie, s’approcha de moi en fronçant les sourcils, menace que je ne pouvais pas souffrir, me déclara que ma gaieté bruyante n’annonçait rien de bon, et que, si je ne parvenais pas à la modérer, il saurait m’en faire repentir, bien que ce fût un jour de fête.
Je me trouvais dans cet état d’exaspération dans lequel tombe un joueur qui a mis sur le tapis plus qu’il n’avait dans sa poche et qui, de crainte de compter ses pertes, continue à mettre des cartes sans avoir la moindre espérance de regagner ce qu’il a perdu, mais jouant simplement pour ne pas se donner le temps de réfléchir.
C’est pourquoi je répondis à mon gouverneur par un sourire insolent, et je m’éloignai de lui.
Après «le chat et la souris,» ce fut le tour d’un autre jeu que nous avions surnommé «le pied de nez». Nous placions deux rangs de chaises en face l’un de l’autre, et les dames et les cavaliers se partageaient en deux camps, chaque dame choisissant le cavalier qui lui plaisait.
La plus jeune des princesses prenait toujours le plus jeune des frères Ivine; Katienka donnait alternativement la préférence à Volodia ou à Ilinka Grapp; quant à Sonitchka, elle choisissait à tous les tours Serge Ivine, et, à ma vive surprise, ne témoignait aucune confusion lorsque Serge venait d’emblée s’asseoir vis-à-vis d’elle, avant qu’elle l’en eût prié.
Elle riait, de sa voix sonore et harmonieuse, et l’approuvait d’un signe de tête pour montrer qu’il avait deviné son intention. Moi, personne ne me choisissait; je comprenais que j’étais de trop, celui qui restait, dont personne ne voulait et dont on devait dire chaque fois: «Quel est celui qui reste? Ah! Nicolinka…. Eh bien! prends-le, toi!» Et mon amour-propre était cruellement mortifié.
Aussi, quand c’était à moi de me présenter devant une dame, j’allais tout droit à ma sœur ou à la plus laide des petites princesses, et, pour mon malheur, je ne me trompais jamais.
Sonitchka avait l’air de s’occuper de Serge au point d’en oublier jusqu’à mon existence.
Je ne sais de quel droit je l’appelais dans ma pensée «une traîtresse,» car elle ne m’avait jamais promis de me choisir de préférence à Serge; mais j’étais tout à fait convaincu qu’elle se conduisait envers moi de la façon la plus coupable.
Le jeu terminé, je remarquai que cette traîtresse, que je vouais au mépris sans pouvoir détacher mes yeux de sur elle, s’était mise à l’écart avec Katienka et Serge, dans un coin, et qu’ils discutaient quelque chose d’un air de mystère.
Je me glissai derrière le piano à queue pour surprendre leur secret; et voici le tableau qui frappa mes yeux:
Katienka tenait un mouchoir de batiste par les deux bouts au-dessus de la tête de Serge et de Sonitchka:
«Non, vous avez perdu, il faut s’exécuter,» disait Serge.
Sonitchka, les bras retombants, restait debout devant lui comme une coupable, et rougissait en disant:
«Non, je n’ai pas perdu, n’est-ce pas, Katienka?
—Par amour de la vérité, je dois te dire, ma chère, que tu as perdu ton pari.»
Katienka avait à peine prononcé ces paroles, que Serge se pencha vers Sonitchka et l’embrassa!…
Et Sonitchka se mit à rire, comme si ce n’était rien, comme si c’était une plaisanterie!
N’est-ce pas horrible!!! Oh! l’astucieuse traîtresse!
Alors je ressentis un mépris profond pour toutes les jeunes filles en général et pour Sonitchka en particulier; je découvris tout à coup qu’il n’y avait rien de divertissant dans ces jeux, et qu’ils étaient bons pour amuser de vilaines gamines. Je fus pris aussitôt d’un désir irrésistible de me conduire mal et de commettre une espièglerie si forte qu’elle ébahirait tout le monde.
L’occasion de me signaler ne se fit pas attendre.
Je vis Saint-Jérôme tenir un conciliabule avec Mimi, puis sortir du salon; j’entendis ses pas d’abord sur l’escalier, puis au-dessus de nos têtes, s’acheminer dans la direction de la salle d’étude.
Je supposai que Mimi avait raconté à mon gouverneur qu’elle m’avait rencontré dans le corridor pendant ma leçon, et qu’il était allé regarder le carnet de notes.
Dans ce moment, je me figurais que l’unique but de Saint-Jérôme dans cette vie était de trouver un prétexte pour me punir.
Sous l’influence de ces mauvaises pensées, je perdis la faculté de réfléchir, et, lorsque Saint-Jérôme revint et, s’approchant de moi, me dit que je n’avais pas le droit de me trouver au salon, que je devais monter immédiatement, à cause de ma conduite pendant la leçon d’histoire et de la mauvaise note que j’avais reçue, je lui tirai la langue en déclarant que je ne sortirais pas du salon.
Au premier moment, mon gouverneur ne trouva pas un mot, saisi de stupéfaction et de colère.
«C’est bien!» dit-il enfin, et il me prit le bras.
«Je vous ai déjà menacé plus d’une fois du châtiment dont votre grand’mère a voulu vous sauver; mais je vois qu’il n’y a que la verge qui puisse vous faire obéir; aujourd’hui vous l’avez richement méritée….»
Il prononça cette sentence si haut que tout le monde l’entendit.
Le sang afflua vers mon cœur avec une force extraordinaire; je sentais ses battements, je sentais que mes joues pâlissaient et qu’un tremblement convulsif agitait mes lèvres.
Je devais être terrible à voir; Saint-Jérôme, évitant mon regard, s’approcha vivement de moi et s’empara de ma main; mais, à peine eus-je senti le contact de ses doigts, que je fus pris d’une telle irritation que ma fureur ne connut plus de bornes; j’arrachai ma main de son étreinte et je lui appliquai un coup, de toute ma force d’enfant.
«Mais qu’est-ce qui te prend? me dit à l’oreille Volodia, saisi d’effroi et de stupeur devant cet acte de rébellion.
—Laisse-moi, lui criai-je à travers mes larmes; personne de vous ne m’aime … vous ne comprenez pas combien je suis malheureux! Vous êtes tous vilains!» ajoutai-je, dans une sorte de délire, en m’adressant à toute la compagnie.
A ce moment, mon gouverneur, pâle, mais résolu, s’approcha de nouveau de moi. Avant que j’eusse le temps de me mettre sur la défensive, mes deux mains furent prises comme dans un étau, et il m’entraîna hors du salon.
La tête me tournait d’émotion; je me souviens seulement de m’être débattu en désespéré de la tête et des genoux, tant que j’en eus la force. Je me rappelle que plus d’une fois mon nez frotta contre son pantalon; je mordis sa redingote; il me semblait que de tous côtés je rencontrais ses pieds, tandis qu’à l’odeur de la poussière se mêlait celle de la violette dont Saint-Jérôme se parfumait.
Cinq minutes plus tard, les portes de la chambre de débarras se refermèrent sur moi.
«Vassili! cria Saint-Jérôme, d’une voix de triomphe. Apporte-moi-la verge.»

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