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Une campagne du symbolisme en 1888.
Les Poètes maudits
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J’aime presqu’autant Verlaine critique que Verlaine poète. N’ai-je pas en une précédente chronique essayé d’établir: que faute de base scientifique pour ériger un système de critique scientifique, il fallait s’en remettre à la divination des écrivains de valeur, qui se prouvaient tels par les vers ou la prose, et sur ce garant accepter avec plaisir, avec recueillement un peu, les opinions qu’ils émettent et comme une sténographie de leur conversation. Or, Verlaine étant un prestigieux lyrique, le cas se présente en toute son ampleur. Aussi vous dirais-je seulement que ce livre, les Poètes maudits, contient six portraits littéraires où Verlaine découvre ou explique ceux qu’il admire et aime. Corbière, Rimbaud, Mme Desbordes-Valmore, Villiers de l’Isle-Adam, Stéphane Mallarmé et lui-même Paul Verlaine, dit Pauvre Lélian. C’est je crois Corbière, parmi ces hommes, qui serait le moins excellent poète, ou plutôt le moins poète au sens réglé du mot; maudit il le fut bien, plus que beaucoup, car je me souviens, dès la jeunesse, que non seulement son livre ne fut pas signalé et demeura peu trouvable, mais ceux qu’on trouvait avaient la malechance; [136] la beauté de l’édition tentait les bouquinistes, et au lieu de le mettre négligemment avec tout le reste, où l’on cherche, et où quelques lettrés eussent fini par le découvrir, feuilleter, lire et relire, les Amours jaunes se rencontraient derrière d’infranchissables glaces ou cachetées, ou encordées solidement; par exemple elles ne bougeaient pas de derrière la vitrine; et, comme une affiche sans détails, restait dans les têtes de ceux qui hantaient les rues de Seine, Bonaparte, etc., ce titre: Tristan Corbière—Les Amours jaunes.
Je voudrais aussi rappeler que lorsque parurent les Complaintes de Jules Laforgue, volume dûrement accueilli alors par ceux qui n’admettent pas encore son auteur et bonne partie de ceux qui le glorifient maintenant (je ne parle que d’opinions écrites), lors, dis-je, de l’apparition des Complaintes, un certain nombre d’individualités sans mandats, qui faisaient de la critique littéraire, en entrevoyant vaguement le même principe et s’attribuant les mêmes droits que Verlaine, mais bien moins douées que Verlaine, accusèrent Laforgue d’avoir UTILISÉ Corbière. Contre cette hypothèse militaient deux raisons—c’est que les complaintes attendaient depuis un an chez Vanier de voir le jour quand parurent les Poètes maudits, et Laforgue ne connaissait presque pas Corbière qu’il aima, dès qu’il le connut, tout particulièrement et mit en bonne place en son Walhall admiratif; puis une autre, celle-là déterminante pour lui attirer cette accusation de lecture utile, il n’y avait, absolument, à quelque point de vue que ce soit, aucun rapport entre les complaintes et les Amours jaunes. Cette histoire à titre de document. [137] Disons aussi (encore du document) qu’au moment où Laforgue glissa timidement ses complaintes, moment où personne, sauf Verlaine, ne publiait et peut-être n’écrivait de vers désemmaillotés, un savant de ses amis, dans une note publiée en Belgique, défendait le libre lyrisme de Laforgue, en l’excusant: «en ce genre de complaintes, la tenue prosodique conventionnelle n’était pas de rigueur»; on a marché depuis.
Autant Laforgue fut un doux (et c’est bien Laforgue un poète maudit), un patient alambic de recherches philosophiques et de quintessences de cant métaphysique, autant il est soucieux de n’écrire que des femmes traduites, très traduites de la vie, librement menées en païennes d’autrefois, ou en misses Anglaises, autant Corbière est vivant, vibrant, masculin en ses sonnets aux hasards des rencontres, des ironies contre les choses, plus que contre soi-même excellent poète au demeurant; et si, à côté des très beaux vers que cite Verlaine, et d’autres encore, tels la Litanie au sommeil, des pièces graves et mélancoliques, même des contes intéressants comme le Bossu Bittor, on trouve bien des poèmes quelque peu inférieurs, c’est que ce lent travail qui consiste à isoler le vers de la prose, à le considérer, ainsi que dit M. Stéphane Mallarmé, comme le produit de l’instrument humain, ce travail n’était pas assez avancé du temps de ce charmant irrégulier qui professait envers les solennels imitateurs qui fleurissaient de son temps le plus profond mépris et le disait.
M. Stéphane Mallarmé, lui, n’a jamais méprisé personne; quant à lui-même il fut parfois peu compris et [138] on le disait: un certain moment on entreprit des traductions en prose vulgaire de ses sonnets, et si cela ne répondait à aucun besoin, cela répondait à de nombreuses demandes; on avait dit logogriphe, un journaliste qui rédigeait les passe-temps et jeux d’adresse, simplifia; ce fut rébus. Tous les vers que cite Verlaine sont choisis en ceux de la première partie de la vie littéraire de Stéphane Mallarmé; ils sont non pas clairs, comme ceux de la seconde partie, mais vraiment simples, et pourtant au temps où Mallarmé publiait ces vers, il y avait la Pénultième, cette fameuse Pénultième, dont on parlait il y a dix ou douze ans de la rive gauche à partout; la Pénultième était alors le nec plus ultra de l’incompréhensible, le Chimborazo de l’infranchissable, et le casse-tête chinois. Enfin les temps sont passés et Mallarmé est admiré; quoi qu’être admiré puisse parfois s’écrire, être en butte à l’admiration de… et même servir de cible à l’admiration de…, la position littéraire de M. Mallarmé n’est pas mauvaise, il est certainement estimé de M. Brunetière qui, quoi qu’en disant moins qu’il n’en pense, sait bien ce que c’est qu’une langue forte, pour avoir fréquenté des classiques et doit reconnaître M. Mallarmé. M. Jules Lemaître lui-même, a discerné en M. Mallarmé un bon platonicien. M. France sait; M. Sarcey, ce doit lui être profondément, oh! profondément égal. C’est bien simple pourtant, du Mallarmé; je ne parlerai pas du Placet, si on ne comprend pas, on ne comprendrait pas M. Coppée; mais le sonnet à Edgar Poe! est-il possible de rendre plus strictement et simplement la pensée, et c’est, justement, cette haute concentration et cette évidence, c’est-à-dire [139] une seule façon de comprendre laissée au lecteur, qui vaut au poète cet attribut d’obscurité, de la part des lecteurs ou critiques pressés, ennuyés de ne pouvoir en un rapide feuilletage numéroter n’importe quoi sous les rimes. Ce Mallarmé, décrit par Verlaine, est incomplet et ancien; on y trouve peu les préoccupations dernières du poète et du critique, mais c’est de vieille date cet essai, et au moment il était bien que Verlaine écrivît de Mallarmé, et la réciproque le serait aussi.
Rimbaud, de tous, en ce livre, est le plus révélé par Verlaine; il l’est surtout anecdotiquement, et il est largement cité; d’entières pièces qu’il fallait connaître. Dans certaines qui sont d’un Rimbaud fort jeune, quelques menues tares, non dans la parfaite technique symétrique, mais en des détails adventices à la pensée.
En 1886, je pus, grâce à Verlaine, exhumer les Illuminations et republier la Saison en enfer, deux chefs-d’œuvre d’un art qui rejette le sujet ou le thème étranger à la personnalité qu’on peut développer avec de la simple rhétorique, qui utilise pour l’étude du soi la parabole, l’apologie, le paysage non pourvu d’une existence réelle, mais élargissant tel phénomène intérieur dont le jaillissement coïncide avec la rencontre du paysage; puis des paysages de villes et campagnes rêvés et prophétisés, les études des illusions d’optique, en vertu de ce principe que Rimbaud n’a point formulé mais senti, qu’à la science seule incombe le devoir d’être vraie absolument, que la littérature peut n’être vraie que d’accord avec le caractère spécial de l’écrivain, la certitude ne pouvant lui être donnée que par la sensation [140] franche de sa normalité. Rimbaud probablement pénétré, intuitivement, de cette idée que nous ne savons nullement quelle est l’importance de cet agent dans les combinaisons mécaniques ou humaines, organiques des choses, s’abstient de croire au progrès; le monde lui apparut cyclique ainsi que sa destination, et nul doute pour lui qu’à travers les atavismes, les tâtonnements, l’homme reviendra par l’observation des lois scientifiques et de la morale de solidarité qui en découlera, à régir le chaos humain et ses forces utilisables, d’après les féeries des premiers paysages et la franchise des premières races, entre individus infiniment moins nombreux. A travers ses livres circule la foi à un âge d’or scientifique à venir, une ère de conscience dont la possibilité lui paraît démontrée par sa foi en l’évolution de la conscience intuitive, et cet antique et ubiquitaire témoignage d’un âge d’or passé, qui traverse le berceau des races: âge de peu de besoin et de pure conscience intuitive, et de vertu; faudrait-il en croire les légendes qui attestent toutes que c’est par les crimes de l’homme que ces âges paradisiaques périmèrent; comme aussi on peut supposer qu’après n’importe quel cataclysme effondrant une organisation et lui détruisant ses points de repère et ses outils de travail, la race frappée s’humilie, et cherche en le châtiment de ses fautes l’explication du phénomène brutal et destructeur. Il y a bien autre chose encore chez Rimbaud. Il y a une sève de pensée, comme un circulus perpétuel d’intuitions métaphysiques; on sent la pensée de Rimbaud nourrie des plus pures valeurs de la pensée humaine, et ses hochets ordinaires de contemplations, les [141] vérités ou les hypothèses de science, dont la destination est de se révéler plus complètes à de suivants intuitifs et s’expérimenter par les travaux collectifs des secondaires; il y a de la désinvolture, une grande bravoure dans l’exécution, une recherche de suivre les idées par ordre analogique, et les métaphores par succession intellectuelle, bien plus que de s’attacher au canon qui emboîte soigneusement un terme à l’autre, et une proposition à l’autre, exactement comme un jeu de patience, avec la nécessité de détruire tout bond et raccourci de la pensée, c’est-à-dire son essence même; car les pensées humaines sont-elles de telle valeur et de telle complexité qu’il en faille soigneusement gravir chaque échelon, et ne vaut-il pas mieux sacrifier quelques chaînons évidents du raisonnement par juxtaposition, pour présenter l’ordre de la pensée, c’est-à-dire la méthode d’intuition, la seule chose vraiment féconde.
Mme Desbordes-Valmore est un aimable poète, un charmant poète, et Verlaine explique très bien pourquoi il la chérit. Il cite bien aussi, pour faire partager sa dilection: il y a vraiment dans ces vers une absence de cabotinage charmante, et des notes féminines avec une partie seulement des défauts des œuvres féminines, soit de la mièvrerie et trop de petits gestes, mais jamais la grosse caisse et les ouragans des Amazones qui montent sur les grands chevaux de l’autre sexe. C’est très daté, classique évolutif, se garant des coups de gong et de voix du romantisme, aussi cela charrie de menues inutilités, des fables par exemple, auxquelles Verlaine trouve un grand charme (quand on est le retrouveur, [142] on ne s’arrête pas au chemin du charme) et puis le poète, Verlaine le prouve, est du Nord, et pas du tout, du tout du Midi; il était temps, heureusement temps; et Verlaine pourrait remarquer qu’aucun des poètes maudits n’est du Midi, Corbière et Villiers de l’Isle-Adam bretons, Rimbaud ardennais, Mallarmé originaire de Sens, croyons-nous, du Nord certes, lui-même Verlaine messin [4], Laforgue que j’ajoutais à la liste des poètes maudits naquit à Montevideo [5], ce qui est tellement le Sud…
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Notes:
[4] Ardennais de race.
[5] Origine Tarbaise et Bretonne.
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M. Villiers de l’Isle-Adam, que Verlaine présente comme poète maudit, est, à l’étiquette, surtout, un prosateur. Des vers tout anciens, très anciens; depuis longtemps, il n’a publié que de la prose, avec un peu partout et parfois tout le long de l’œuvre un large style aux solides accords, pleins de dessous musicaux; bref ce n’est pas le moment de parler d’Axel, ou des Contes Cruels. Les vers de M. de Villiers de l’Isle-Adam sont très nobles, ceux que cite Verlaine sont nobles, il y a peut-être plus de musique dans un autre poème connu, où «la lourde clef du rêve, etc…» dans un Parnasse, mais M. de Villiers, malgré cela et la strophe solitaire de l’Ève future, est un poète en prose; ce n’est pas le seul poète qui se trouve en ce cas; quant à la proposition que fait Verlaine, d’attribuer le fauteuil du poète, celui actuellement de M. Leconte de l’Isle, à M. de Villiers, cette proposition d’abord est prématurée, et puis un peu perfide, à un temps où, sauf en la plupart des [143] milieux, siéger à l’Académie est quelque peu notant, déprimé, et trop gaulois.
Pour finir cette série qui pouvait être innombrable des poètes maudits, mais que Verlaine a dû borner et a bien fait de borner, il clôt la série, c’est lui le mélancolique Pauvre Lélian, un nom d’une bonne comédie de Shakespeare, pour désigner quelque pauvre et brillant et un peu vaincu prince, cheminant sous déguisement forcé à la conquête de son royaume. Il y présente un Verlaine, doux poète, et qui se met en peine de prouver l’unité de son art, aux doubles voltes catholiques et païennes; il nous semble que le catholicisme de Verlaine se compose du fort mysticisme inhérent à tout poète, surtout qui a pratiquement et virtuellement souffert, que ce mysticisme imbibé de tendresse et de charité envers le prochain c’est du bon socialisme, chez ceux qui ne tiennent pas à appeler Dieu cet état de croyance à des entités philosophiques. Verlaine, qui admet la sanction, une main tantôt lourde tantôt caressante, et comme immensément personnelle, pouvant s’appesantir sur lui ou le ménager, a tout naturellement (génie à part) le lyrisme plus tendre que des résignés n’attendant rien dans la vie que la dispersion finale, et occupés à graver leur nom sur le sable; cette tendance mystique ne doit nullement l’empêcher de développer et traduire des côtés plus jeunes et frivoles, ou plus charnels, qui sont la vraie voie aux mysticismes par les repentirs; mais nous avons développé cela ailleurs.[144]
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