Akirill.com

Symbolistes et Décadents de Gustave Kahn

Télécharger PDF

Littérature françaiseLivres bilinguesContes de fées et Livres d’enfantsPoésie FrançaiseGustave KahnPoèmes de Gustave KahnTable des matières
< < < Les Poèmes de Poe
A M. Brunetière> > >


Une campagne du symbolisme en 1888.

Le socialisme du comte Tolstoï

***

Art et science, qu’est-ce, au fond? quelle est la nécessité de l’art et de la science, leur destination, leur utilité dans cette humanité qui semble entièrement dédiée à chercher, les uns à se guérir, les autres à préserver leurs richesses acquises, des revendications populaires? Le comte Tolstoï est arrivé à se le demander plus profondément qu’encore cela n’avait été fait. Les deux livres: Que faire? et Ce qu’il faut faire, sont la traduction d’un manuscrit autographié qui s’appelle le Recensement à Moscou.

C’est de soi, en tant que l’on se connaît en se délimitant par le contact des autres, que le comte Tolstoï est parti pour se créer un principe de recherche et une méthode qui le mène à l’idée de justice et à la science de la justice.

Il a vu des mendiants demander avec précaution l’aumône; ils feignent saluer; si on s’arrête, ils tendent la main, sinon ils passent en continuant quelque geste machinal et indifférent; tandis que son attention est sollicitée par ce manège, il en voit qu’on saisit et qu’on arrête.

[155] A sa question, «pourquoi arrête-t-on ceux qui demandent au nom du Christ?» on lui répond que c’est par ordre et que ce que l’on fait est bien fait probablement, puisqu’il en est ainsi ordonné. Chez les gens de sa caste à qui il parle de cette misère, il rencontre de l’indifférence et presqu’une fierté que Moscou possède une aussi belle misère, aussi complète. On lui indique où sont les refuges, les quartiers misérables, les hospitalités de nuit; il s’y rend. Au premier abord il est navré de la vue de ces dénuments.

Il s’inquiète, visite, écrit pour obtenir le concours de ses amis et des autorités, pour arriver, grâce à leur aide, à vêtir et habiller ces êtres. L’occasion de se bien renseigner sera le recensement.

Une habitude plus grande qu’il contracte ainsi des gîtes de nuit et de la foule qui y grouille, lui démontre que peu de ces gens sont absolument dénués de ressources, et que ce n’est pas tant d’argent, mais d’éducation qu’ils ont besoin. Il énumère leurs promiscuités, leurs manies; quelques mésaventures de sa charité personnelle le convainquent, de plus en plus, que ces êtres sont surtout malheureux de par les maladies morales et intellectuelles, déshabitude du travail, inclinaison à l’ivrognerie, à l’union grossière des sexes; d’où vient ce mal? de la contagion émanant des classes riches.

Ces moujiks quittent la campagne, où ils pourraient péniblement mais dignement vivre, pour venir dans les villes, vivre des miettes de la corruption des raffinés.

Il voit les humains partagés en deux castes; ceux de la caste supérieure, dont l’ambition est de vivre du travail [156] d’autrui, le payant et ainsi l’avilissant, créant autour d’eux les domestiques et les vices inhérents à cette condition; ces gens de la caste supérieure occupent des logis, revêtent des toilettes, obéissent à des mœurs, qui créent entre eux et les déshérités une infranchissable barrière.

Ces déshérités qui forment la caste inférieure n’ont qu’un but, arriver, par un moyen quelconque, par une similitude dans les vêtements, les bijoux, la facilité du travail, à ressembler à ceux de la classe supérieure. Donc le branle est donné autour d’une idée vicieuse, et, comme des cercles concentriques, toutes les classes gravitent autour de cette ambition: échapper à la loi du travail. Le travail physique, c’est l’exercice libre et attrayant des bras et des jambes dont la nature a doué l’homme pour qu’il s’en serve; le laisser sans exercice est, pour l’homme civilisé des classes supérieures, aussi grave que, pour le populaire, laisser dépérir son intelligence.

Or, vers quoi ce populaire disgracié orientera-t-il les efforts de son intellect? Partant d’une loi, que Tolstoï considère comme fausse, de la division du travail, tout art et toute science sont combinés de façon à légitimer le mauvais ordre qui règne dans le monde. Les systèmes les moins fondés, étayés sur quelques apparences scientifiques, séduisent pour des demi-siècles les générations.

Un pédant incapable, Malthus, enseigne qu’il faut sacrifier la génération humaine à l’aggrégat du capital: il plane sur son temps un demi-siècle. Hegel, qui ne sait pas les sciences, professe que tout marchant [157] vers un devenir qu’on ne peut prévoir, toute manifestation humaine et empirique est sacrée, que tout se légitimera plus tard, et que tout est ainsi parce qu’il n’en peut être autrement: voilà pour un demi-siècle de croyance chez les prétendus intellectuels. Or, ce populaire, qu’a-t-il à faire de l’art, de la science qui ne s’adresse pas à lui? Que signifie cette prétendue abolition des castes, qui crée des riches et des ilotes et ceci au nom de sciences qui, sous leurs noms de sophisme, mysticisme, gnosticisme, scholastique, Kabbale, Talmuds, n’ont rien su créer? Cette science purement d’érudition, accessible aux riches seulement, cette science qui étouffe les voix de la conscience, est-ce vraiment la science? et cet art de mandarins, est-ce l’art? et ce luxe, résultat d’habitudes invétérées, et encombrement d’inutilités, à quoi sert-il? En cette société affaiblie par le mauvais emploi des ressources intellectuelles, que faut-il faire? La guérir; et comment? car on sait que la charité individuelle ne guérit pas la pauvreté, et que la prédication n’entraîne pas les riches au renoncement.

Il faut, pour tous, les soigner, leur rendre l’hygiène et par conséquent la connaissance de leurs besoins et de leurs sentiments; le meilleur moyen apparaît au comte Tolstoï le travail physique; il s’y est mis lui-même, d’abord parce que sa conscience l’y induit, et que l’exemple d’un seul peut, en déterminant d’abord quelques adeptes, puis par ceux-ci un nombre plus grands d’adhérents, transformer l’état de choses existant.

De ces théories sociales, dont on doit d’abord accepter [158] la justesse des intentions et ce grand point reconnu qu’il faut soigner l’humanité et non la révolutionner, que reste-t-il acquis?

Les lecteurs du livre devront, dans les points de détail, se souvenir que l’auteur est russe, profondément russe, que son champ d’expériences a été la ville et la campagne russe. Non point que je veuille dire que nos classes supérieures vaillent mieux, et que nos classes inférieures soient plus heureuses que celles qu’il a pu voir; mais dans sa médication à l’ordre de choses, pour la possibilité d’élever des malheureux à une idée plus haute d’eux-mêmes, il compte certainement sur des éléments de mysticisme et de religion plus profonds en des races plus neuves que nos races occidentales.

Sa solution du travail personnel est applicable surtout en Russie, pays énorme avec infiniment de petits centres; appliquée en France, elle n’arriverait qu’à de la surproduction. Cependant remarquons qu’à l’inverse du courant actuel qui favorise les grands centres et divise à l’infini le travail dans les industries, chose à quoi ces grands centres sont favorables, des théoriciens ont déjà opposé l’idée de création de petits centres ruraux et manufacturiers, de villages ouvriers qui pourront se suffire à eux-mêmes dès que la question du transport de la force sera résolue. Savoir si consacrer une partie de la journée à un travail physique entraverait l’art et la science en leur développement chez un cerveau, peut se résoudre en un sens favorable aux idées de Tolstoï; si vous remplacez le mot travail, qui implique fabrication ou soins réguliers [159] et toujours les mêmes apportés à une profession, par le mot exercice, vous découvrirez que l’opinion est vraie.

Or, la cérébralité d’un savant ou d’un artiste n’occupant pas toute sa journée, le temps libre est donné soit à des plaisirs qui compromettent l’œuvre possible, soit à des nécessités financières; l’écrivain y subvient avec de la copie, le savant avec de l’enseignement.

Or, tout le monde sait et perçoit qu’il se fait un épouvantable gâchage de copie, que cette copie est en général dévolue aux pires écrivains, que le succès de certains, qui y trouvent leur pain et leur plaisir, dévoie vers la littérature un tas de gens dont la place serait derrière quelque appareil télégraphique ou quelque machine à écrire ou à tisser. Pour l’écrivain de talent ou de franchise, la copie rétribuée est un leurre; il a donc tout intérêt à chercher dans quelque travail autre le moyen de vivre, et, s’il peut, vivre dans l’exercice physique, le temps qu’il consacrait à vulgariser et à se vulgariser. Quant aux autres dénués de talent ou de franchise, et dont les nombres incalculables s’amplifient tous les jours et se recrutent soit de victimes de l’Université, soit de gens sans autre aptitude que l’émission des idées d’autrui, ce serait pour eux seuls qu’en un état bien policé, on pourrait, pour une fois, légitimer la déportation coloniale. Les savants, eux, enseignent; un vrai savant est une rareté; ils sont une vingtaine au maximum épars en divers pays et diverses spécialités; les autres rabâchent à la jeunesse, mettent au courant de vieux traités et éructent à l’heure ou à la page ce qu’ils ont appris en leur enfance. Voyez dans de solides maisons universitaires, inattaquables [160] sur leurs bases de dictionnaires, thesaurus, manuels, favorisés par les programmes, toujours identiques, les thesaurus, les manuels de M. un tel, remaniés par un tel, remis au courant par MM. tels et autres, le tout pour la plus grande prospérité commerciale des éditeurs et des fortes maisons.

Contre cette coalition d’intérêts que voulez-vous que fasse la science dont la mobilité est la loi, tant qu’elle n’aura pas trouvé d’indestructibles assises. Pour ces professeurs et savants, le travail manuel ou l’exercice, l’hygiène par quel moyen que ce soit serait plus profitable à l’espèce et à eux-mêmes que ce qu’ils font. Qu’on n’objecte pas que c’en serait fait de la jeunesse, privée de ces Mentors, ou tout au moins les possédant moins près d’elle; la jeunesse, sauf les bons moutons de Panurge dont on fait le calque d’un programme et que l’on dresse à remplir des fonctions qu’ils remplissent mal, perd un temps précieux à se défarcir la tête des opinions erronées, définitions falotes, admirations mal motivées, et, ce qui est plus grave, méthodes de recherches qu’on lui a inculquées. Qu’y a-t-il d’essentiel dans une méthode d’éducation qui habitue sans cesse l’esprit au petit effort sur lui-même, petit effort de traduction, petit effort d’ornement et d’élégance, sur des bases indiscutables et axiomatiques, avec interdiction de généralisation—heureusement d’ailleurs, car que généraliseraient-ils?

Donc Tolstoï a raison; la civilisation et l’évolution est ligottée de paralogismes et de parti-pris où l’on s’arrête avec complaisance, parce qu’ils légitiment l’état existant. Or, Tolstoï ne se borne pas à attaquer [161] les préjugés qui vivent aux corps constitués, il résout à rien ou peu de chose des systèmes qui eurent la réputation d’être progressistes, l’hegelianisme, le positivisme, la façon dont on a appliqué Kant, l’étude expérimentale du fait, qui ne s’éclaire de la lumière d’aucune théorie intuitive, la médecine moderne dirigeant des soins vers la guérison spéciale des classes riches, il eut pu dire vers la transmutation de leurs maladies. A l’art il demanderait plus d’émotion et de vie, et non point la fourniture donnée aux loisirs ou aux besoins de comparaison de telle classe assez riche pour acheter les livres, et certes il a raison.

Il en est jusqu’ici de tout système sociologique comme des théories littéraires et scientifiques; on ne peut qu’approuver le théoricien quand il montre énergiquement les vices de l’état social, la part que l’homme prend à l’entretien de ces vices, la dépression que sa cervelle étriquée de privilégié sans droit impose à la science et à l’art. Tant qu’on signale le mal, tous les réformateurs, et ceux qui sentent la nécessité des réformes, sont d’accord sur la nature du mal et ses diagnostics; les divergences se montrent quand il s’agit d’installer l’hygiène nouvelle des races diverses, et par quel moyen les y habituer, car nous savons que rien de ce qui se fait violemment n’a de durable existence; il faut que l’humanité vienne à son meilleur devenir. Nous savons aussi que par une fatale loi d’impulsion, tout malade est porté à accomplir spécialement les actes qui peuvent empirer son état, jusqu’à ce qu’un choc réveille sa volonté et l’incite à remonter le courant de la vie nuisible. Toute réforme ne pourra s’établir [162] que sur de complètes bases scientifiques, et c’est ce qui manque aux livres du comte Tolstoï, mais ils offrent du mal d’émouvants tableaux; son instinct d’artiste éminent lui a bien indiqué le mal social et ses phases délicates, et c’est d’un très bel instinct de réformateur qu’émanent ses vues.

[163]



< < < Les Poèmes de Poe
A M. Brunetière > > >

Littérature françaiseLivres bilinguesContes de fées et Livres d’enfantsPoésie FrançaiseGustave Kahn- Poèmes de Gustave KahnTable des matières


Détenteurs de droits d’auteur –  Domaine public

Si vous avez aimé ce poème, abonnez-vous, mettez des likes, écrivez des commentaires!
Partager sur les réseaux sociaux

Trouvez-nous sur Facebook ou Twitter

Consultez Nos Derniers Articles

© 2025 Akirill.com – All Rights Reserved

Leave a comment