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Littérature française – Livres bilingues – Contes de fées et Livres d’enfants – Poésie Française – Gustave Kahn– Poèmes de Gustave Kahn – Table des matières
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Portraits.
Georges Rodenbach
***
Ni forêts ni collines ne bossèlent la largeur plate des Flandres. La terre arable s’y enchaîne aux dunes sablonneuses, et la plaine continue par la rive mobile de l’Océan. Des tours d’église, des chapelles de couvent éminent seules, sous le ciel brouillé, du niveau des maisons basses, individuelles, au plus familiales qui se pressent autour d’elles, ouailles, comme autour d’un doigt levé, initiateur et guide; et dans ce pays tout prairies et champs, jardins et maraîcheries, la race ancienne, blonde et têtue, robuste et lourde, prudente et avocassière, oscille des frairies aux prières, des kermesses aux béguinages. La race est sans nuances. Qu’elle contient peu de types qu’on pourrait se représenter méditant, comme dans les panneaux des primitifs, aux fenêtres à croisillons d’où s’entrevoit un long canal rectiligne et muet, avec sa chaussée d’herbe rase broutée par de prospères moutons, et sur ses eaux, une lourde barque, ou bien le bateau de voyageurs, fumeux et poussif, glissant à travers les traînes recourbées que jettent, d’une rive à l’autre, les nénufars et tant de plantes d’eau.
[191] La Flandre est restée nationalisée, ses communes ont résisté à la poussée d’un gouvernement central, mais la machine et l’industrie l’ont profondément modifiée. Si le ciel de Flandre est demeuré cette chose prodigieusement sensible à toutes variations de couleur et dôme encore le paysage d’un successif kaléidoscope, varié de toutes féeries de l’humidité, la tuile a chassé le chaume; des cubes blancs de briques crépies ont remplacé l’ancienne maison basse, et des musiques triviales et modernes sonnent aux carillons. L’art de ces provinces est dès longtemps en déchéance. Il n’y a plus guère de bons peintres flamands; il n’y avait plus, dès longtemps, de poètes.
Georges Rodenbach est le premier qui ait réveillé la Muse qui dormait en ce pays. Elle sortait d’un long hiver de songes, quand elle revit autour d’elle le vieux décor, la huche, le rouet, l’alcôve profonde dont le mur est gaiement bariolé de plaques de faïence, et le métier de dentellière, où elle écrivait jadis de si douces arabesques. Elle se frotta les yeux et sortit, pour regarder la façade de la vieille maison qui se répercutait encore, comme en un miroir d’étain poli, dans le calme canal rectiligne et muet. La façade de bois, fouillée industrieusement, comme par un taret artiste, était d’un gris plus noirâtre, et les fleurs polychromes s’étaient fanées. L’ornement d’or emblématique était vert-de-grisé au pignon. Cela tenait pourtant encore, mais tout autour de sa propre demeure des teintes crues s’étaient peintes sur toute la face des maisons voisines. Les heurtoirs ouvragés avaient disparu. Au lieu des mariniers et des bourgeois riches, en file [192] heureuse, des pauvresses en longues mantes noires, des paysans en blouses bleues et des prêtres noirs marchaient sur les dalles silencieuses du quai, où autrefois la bonne Muse avait vu tant de richesses sur les galiotes, tant de velours et d’or sur les femmes et de si belles plumes à la toque des hommes; et la Muse avait les cheveux gris. Elle rejeta comme disparate d’elle son ancien manteau de fête, et triste se remit à son métier de dentellière, et quand elle rechercha en elle-même les vieux refrains populaires, elle ne les retrouva plus. On parlait bien parfois de Tiel Ulenspiegel, mais si peu! L’usine fumait, les artisans chantaient des grossièretés; aux coins joliets de la rêverie, l’araignée avait amoncelé ses toiles, et la pauvre Muse vit bien que le passé était enterré sans autre survie qu’elle, et ne pouvant guider les hommes par l’ancienne mélopée dont ils avaient perdu le sens, elle se mit à réfléchir sur le présent, elle chercha à l’expliquer. Elle rêva, en marchant à petits pas sur le gazon des béguinages, en parcourant lentement les églises, fermant les yeux aux bondieuseries de plâtre peint, pour ne les rouvrir qu’à de vieilles toiles familières. Elle rêva sur son propre silence, sur sa lampe sereine dans la chambre sans murmures, près la rue frigide et calme comme la neige de la nuit au premier éveil du matin. Elle se perdit à suivre les méandres des broderies. Elle ne chanta plus, elle parla, d’une voix précise, mais lointaine, comme atténuée. Elle expliqua en rattachant sans cesse le présent à ses vieux souvenirs, comme deux fils qui furent rompus et qu’elle réunit en rêvant, tristement et doucement.
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⁂
Depuis la Jeunesse blanche l’estime de ses confrères a donné à Rodenbach ses grandes lettres de naturalisation française; c’est un de nous. Le causeur qu’il est, fin, abondant en notations aiguës, est vivace de notre terreau de Paris, et son pays n’est à ces moments pour ceux qui l’écoutent que comme un fond discret qu’il évoque ou dissipe à sa guise. L’écrivain est resté fidèle aux voix d’autrefois, aux horizons plaqués sur les yeux de son enfance. Il est, ce qui est assez peu fréquent chez nous, un intimiste. Il enlumine les missels d’un vieil évangile, d’un commentaire vivant, où prient des recluses, de scolies, où chante un contemplateur. Dans sa terre d’exil, des personnages taciturnes se définissent le silence et leurs rares mouvements, et se perfectionnent entre eux les idées fines que leur inspire l’assiduité presque monacale de leurs réflexions sur l’âme des choses; il y a là un décor éteint exprès, mi-jouré, d’une chapelle à la Vierge où pendent les ex-votos de pèlerins selon l’Inconscient. Les humbles croyants qui lui parlent rencontrent un confesseur un peu bouddhiste. Mais c’est après s’être grisé de la joie des couleurs d’un Chéret, du ballet de la rue parisienne qu’il entre en la cellule où il soupèse, sur une balance à lui, les infiniment petits de la rouille des choses. Le glas du Voile, les mains lunaires d’Ophélie et ses cheveux inextricables, il les rencontre partout parce qu’il les porte en lui. Il [194] sait les vies brillantes et fanfarantes, mais volontairement il entoure d’une étamine ou d’une mousseline brodée de dessins blancs l’enfant de son rêve, et il a élu terre d’évocation Bruges, la ville aux carillons, la ville mi-déserte, la ville où les Memling brillent comme châsses d’améthyste dans le silence propre d’un hôpital. Il a choisi Bruges, non tant le Bruges réel qu’un Bruges-Musée qui est à lui et qu’il développe.
Or, Bruges-la-Morte sort du suaire des ans. Bruges-la-Morte s’en va pour laisser place à une résurgence, à la venue, à l’infiltration d’une vie plus moderne à travers les vieilles pierres, et tel est le sujet du Carillonneur.
Il y a dans toute ville morte, mais riche de la gloire de l’art, des gens de vrai bon sens, curieux de beauté, amoureux de mélancolie, qui adorent les pierres saures, l’encens dans l’église silencieuse, la douceur résignée d’une vie nonchalante, bousculée à peine un jour par le brouhaha d’un marché, et revivant le dimanche de sobres pompes de cloches et de processions, et la joie d’une quiétude encore plus parfaite. Ceux-ci, à Bruges, eussent désiré qu’il y ait chez eux, un point spécial en Europe, une ville évocatoire, galerie d’architectures, avec une vie d’ancêtres accrochée aux murs et contée par toutes les boiseries et les meubles d’antan; et ce beau qu’ils eussent créé eût été le but de visites de rêveurs, de pèlerinages de sages. Les arts graphiques et la pensée des philosophes se fussent éjouis de cette ville-asile, de ce havre de tranquillité. Quelle belle chose en notre Europe financière et militaire, où la meilleure hypothèse de demain ne nous offre que la vision horrible d’une armée [195] industrielle, d’un peuple de comptables mâtés par la machinalité du calcul et d’ouvriers peinant près des hauts-fourneaux, quelle belle chose qu’un train stoppant dans une gare dénuée de wagons de marchandises, tranquille comme une station de petit village, et qu’on entrât dans une cité, où tout serait «luxe, calme et beauté» et aussi rêverie près de l’ombre du passé, ville vivotante sauf les voix amies de l’art, ville-chronique, fabuleuse presque d’irréalité par le contraste avec les turbulences circonvoisines, et que le sable des minutes se concrétât en un coin distinct des multitudes, et qu’un exemple fût d’une cité de recueillement.
Mais intervient l’usinier, l’homme d’affaires, le perceur d’isthmes, le combleur de rivières, et l’on trouve plus facile de transformer que d’aller créer au loin. Ceux-ci à Bruges, insoucieux de l’esthétique, poursuivent une résurrection, le retour des nefs sous forme de steamers, et la création du monstrueux cabaret qu’est un port de commerce. Comme ils promettent l’or, ils entraînent l’acclamation de la foule. Donc Bruges, munie d’un port, luttera contre Anvers, contre Hambourg. Les piles de charbon, les entassements des ballots, toute la broussaille sale des docks s’installera; les bordées cosmopolites des matelots s’éjouiront de l’orgue mécanique à côté des grossières danses des paysans devenus mercantis. La chose n’est pas faite encore, mais elle est commencée. C’est l’effritement d’une tranquillité pieuse que considère Borluut de cette cage de carillonneur, où il entreprit de désapprendre aux timbres la valse de Faust pour y restaurer l’écho des antiques Noëls. C’est la vieille heure, l’heure de la rêverie, [196] de la méditation, l’heure longue du repliement sur soi-même qu’il écoute à la cadence voilée des vieilles horloges que collectionne Van Hulle. Mais cette chanson menue comme la sonorité d’une vieille argenterie délicatement maniée est trop frêle pour lutter avec le bruit nouveau de fanfares, d’orchestrions, de clameurs de bourse. Son rêve se démolit sur la terre; cependant qu’il s’isole de plus en plus haut jusqu’à la dernière plate-forme du beffroi les formes parentes de celles à son image ne vivent plus que dans les nuées; sur le pavé des places on fait des affaires. Le carillonneur est le seul habitant mental de la ville qu’il s’est créée. Non! il a trouvé son analogue, l’Ève de ce tiède milieu de mémoire réfléchie. Mais si l’étreinte du songe laisse Borluut brisé, elle la rejette, cette douce Godelieve, dans la file des pénitents qui, au jour anniversaire, venus d’un proche couvent, marchent pieds nus sur le pavé inégal et dur. Les âmes fidèles sont broyées, les âmes de passé se cloîtrent, dans le monastère ou l’abdication du bonheur, car elles ne peuvent vivre, froissées de bourrades, insultées, lapidées dans le tohu-bohu de la ville qui se rue au marché et hurle vers les banques. Borluut et Godelieve sont des désespérés. Ils apportent en tout acte une foi sérieuse et haute, et l’amour leur semble, quand ils se rejoignent hors la légalité quotidienne, les divines épousailles. Godelieve pour Borluut, c’est la femme et c’est l’agneau. Borluut pour Godelieve, c’est le seul homme, parce que seul il écoute et perçoit les vibrations de la pensée; ce seraient les amants heureux dans les Vérones où a parlé l’Esprit, les blancs catéchumènes enchaînés par leur mutuel regard, dansant [197] nus et innocents devant les phalanges célestes. Mais quelle impossibilité de vivre dans la ville du port de commerce, parmi les marteaux qui clouent les caisses, et les tenailles acharnées à déballer les lointaines épices, et la voix des crieurs d’additions. Borluut et Godelieve peuvent être la vraie vertu; comme ils parlent une simple langue d’extase, ils ne pourront passer inaperçus dans une Babel du chiffre. Godelieve pleurera, Borluut mourra, un poète entendra leur élégie.
Légende du Nord, fragment de la nouvelle Vie des Saints pareille à l’ancienne, en ce sens qu’elle enregistre les miracles de désintéressement, et la vie simple de ceux qui ne sont sensibles qu’à l’Infini se manifestant en eux et autour d’eux. Les lentes prières accompagnent les quenouillées dans les veillées des naïfs émus, et quand la prière est finie, avant de recommencer, une voix douce conte une illustration de l’acte de foi, d’un accent d’amour et de désir, une histoire trempée de larmes. Un très court détail des circonstances accompagne le récit probant comme un apologue, un peu mystérieux comme un lied. On cherche à faire saisir la nuance des âmes dont on parle, prochaines de celles des auditeurs, mais qui ont déjà vécu toute leur vie. Ce sont narrés semblables à celui des amours de Borluut et de Godelieve. A travers le décor local et le ton qu’il commande, une part de vérité générale le réunit aussi à la longue complainte des âmes sentimentales et crucifiées, à cette grande laisse qui commence aux amours de Tristan, à cette grande phrase à laquelle chaque poète unit une parenthèse, la chanson de l’amour béni et savoureux que les circonstances brutales modifient en martyrs.
[198] Ils sont touchants, ces amoureux pâles, dans la cité où les moteurs et les dynamos vont faire irruption. Le carillon de Borluut est comme l’orgue d’un vieux maître de chapelle, qu’on taxe de folie, parce qu’il se souvient toujours de quelque fulgurante apparition de sainte Cécile descendue sur des rayons de mélopée, pour ajouter l’ivresse de la beauté entrevue à celle des vingt ans sonores du musicien. Et la pauvre Godelieve aux yeux de lac, au teint de lait, n’est-elle pas de la famille de ces douces femmes closes dans une quotidienne simplicité, enrichissant de profondeur tout détail de vie qu’elles touchent, à travers qui les peintres primitifs ont effigié les saintes femmes, celles qui pleurent aux pieds du Christ et les madones un peu lourdes et gauches, mais d’un si intime recueillement, auprès de qui l’enfant Jésus tourne les pages d’un livre? Elle est d’une tendresse, sans élans de paroles, profonde et victorieuse comme l’habitude, avec des ténacités d’héréditaires passions, des souplesses cachées de tiges de lierre sous l’épaisseur des feuillures. C’est une passionnée aux mains jointes, mais si ardente que les feuillets de l’Evangile lui apparaissent semés des lettres pourpres de l’amour, et sa logique extase la mène aux portes de fer rougi de la passion.
I
Rodenbach s’est beaucoup souvenu. C’était son droit. Il s’est remémoré la terre natale et l’a démaillotée [199] de l’oubli. Une partie de son talent vient de ses solides attaches avec le passé. C’est par là qu’il a exercé sur la littérature de sa petite patrie, tout en se fondant dans la nôtre (car il n’y a qu’une littérature française et on peut y évoquer les Flandres au même titre que les villages cévenols), une grosse influence. Il a retrouvé des clefs perdues pour rouvrir la chartre de l’église des ancêtres. Il a indiqué la voie à ses compatriotes. Ils ne le disent pas tous, mais tous le savent. Et songez qu’il fut seul en cette province immense et décuplée par l’indifférence littéraire que fut la Belgique. Si un homme a triomphé de son milieu, c’est bien lui. Le seul De Coster avait écrit là-bas, au milieu d’académiques patoisements, bouffons, comme si de beaux esprits de canton avaient pratiqué la littérature française, ou qu’à la cour de Soulouque le petit nègre eût brillé dans les cérémonies officielles. Sans doute Paris n’était pas loin, mais, intellectuellement, aussi éloigné qu’au temps des plus somnolentes diligences. Rodenbach a rapproché les distances et donné aux siens un salutaire exemple. C’est le moindre de ses mérites, mais c’en est un, et actuellement, je tiens à le dire, nos lettres et nos lettrés n’ont pas, lorsqu’il quitte Paris pour retourner là-bas, d’ami plus chaud, plus sincère, plus sûr et plus prêt, sans accentuer un seul de nos défauts, à vanter haut et ferme ce que nous pouvons avoir de qualités.
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