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Symbolistes et Décadents de Gustave Kahn

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Portraits.

Gabriel Vicaire

***

J’ai vu le cimetière
Du bon pays d’Ambérieux,
Qui m’a fait le cœur joyeux
Pour la vie entière.

Et sous la mousse et le thym,
Près des arbres de la cure,
J’ai marqué la place obscure
Où quelque matin

Quand, dans la farce commune,
J’aurai joué mon rôlet
Et récité mon couplet
Au clair de la lune,

Libre, enfin, de tout fardeau,
J’irai tranquillement faire,
Entre mon père et ma mère,
Mon dernier dodo.

Pas d’épitaphe superbe,
Pas le moindre tralala,
Seulement, par-ci, par-là,
Des roses dans l’herbe,

[220]

Et de la mousse à foison,
De la luzerne fleurie,
Avec un bout de prairie,
A mon horizon.

Ainsi Gabriel Vicaire, dans son premier recueil, les Emaux Bressans, indique son vœu d’outre-vie! Le poète était né en 1848. Les Emaux Bressans virent le jour en 1884. Vicaire avait alors trente-six ans. Cette pièce n’est sans doute pas une des dernières écrites; aussi, faut-il y voir, plutôt qu’une ombre jetée sur l’âme du poète par l’appétit de la mort, la préoccupation du tombeau ou quelque pessimisme, le souci simplement d’écrire une pièce aimable sur un sujet triste, ou même quelque narquoiserie de bon vivant en face de la Camarde. Le poète aussi a pu vouloir, par un poème, en apparence sans façon, au fond très de rhétorique, se rattacher plus fortement au sol qu’il chantait, en y fixant par avance sa demeure dernière. Ce n’est point de ces épitaphes comme s’empressent, dès leurs premiers chants, les poètes romans de s’en confectionner mutuellement; c’est plus simple de ton, c’est tout de même artificiel. Cela appelle comme pendant un hoc erat in votis, et si nous le trouvons, ce sera, sur l’esprit de l’auteur, une clarté. Sans feuilleter beaucoup, le voilà cet hoc erat in votis. Il s’appelle Bonheur Bressan. L’auteur déclare refaire à sa manière le rêve de Jean-Jacques:

Avoir, près d’un pêcher qui fleurirait à Pâques,
Un bout de maison blanche au fond d’un chemin creux.

près des bois, et là vivre en paysan calme et réfléchi, [221] avec quelque beuverie et ripaille saine, de temps en temps, sous une tonnelle fleurie.

Ainsi je vieillirai et j’attendrai mon tour,
A ne jamais rien faire occupé tout le jour,
Je n’en demanderais, ma foi, pas davantage,
Mais s’il venait, rêveuse, un soir à l’Ermitage,
Quelque fillette blonde avec de jolis yeux,
Pour la bien recevoir on ferait de son mieux.

Il y a là non de la banalité, mais de l’extrême simplicité, avec une pointe de sentiment. Voilà une des caractéristiques du poète: assez peu difficile sur le choix de son sujet, et sur l’ordre de l’émotion, il sait colorer d’expression son fond un peu terne et il sait dominer, et concréter sobrement une sentimentalité sans grand raffinement, au moins à ce début de sa vie littéraire. Le poète dit avoir écrit, loin des foules, là où l’inspiration le prit, où le désir de traduire une allure jolie de vie rustique s’est imposé en lui, soit qu’il vaguât dans une cour de ferme, qu’au cours d’une flânerie il se soit arrêté, dans quelque bouchon, à goûter ce petit vin blanc perfide et follet, dont il écrivit qu’il est dur au pauvre monde, et que, sous son air très doux, «il vous mène tambour battant voir du paysage». Vicaire a voulu donner non des Kohinnors radieusement sertis, mais des émaux tels que les portent, aux jours de loisir et de fêtes, les fermières cossues de sa Bresse bien-aimée: c’est un tout petit peu d’or qui fournit le substrat de ces croix ou de ces broches, et tout autour c’est du bleu, du vert, du rose, et il a cherché l’équivalent de ces couleurs fixées au feu sur les joyaux rustiques, [222] dans le bleu clair d’un ciel doux, dans le vert d’un verger; il y ajouta des opales qui font songer «au lait qui court parmi les gaudes». Chemin faisant, non seulement il regardait fort les belles filles, mais aussi il écoutait et notait leurs chansons. Il en a retenu de joliettes, qu’il a répétées en maniant ses émaux. Tandis qu’il chante les louanges de la petite Annette:

La rose du pays bressan,
Le merle et la bergeronnette
Lui font la conduite en dansant.
La voici fraîche, gaie, alerte,
Ainsi que le furet des bois,
A ses pieds la mousse est plus verte,
Le buisson fleurit à sa voix.

qu’il chante aussi Claudine, car il ne faut pas se piquer de ridicule fidélité, ou bien Rose, Rosette à qui il redit en son style les vers à Cassandre, de Ronsard, ou telle ballade de Villon:

Que c’était donc chose légère,
Ce cœur joli, ce cœur, bergère,
Dont si gaîment tu faisais don;
Vois, ce n’est plus qu’une amusette,
Rose, Rosette,
A l’abandon.

il s’amuse aussi à noter des silhouettes un peu balourdes, de gaies silhouettes du pays de tous les jours: le curé de chez nous, fort bonhomme, mais savant incomplet, et toujours écouté avec respect par ses ouailles qui n’en constatent pas moins avec quelle sérénité [223] il s’embrouille dans ses allocutions, la mère Gagnoux, l’aubergiste chez qui tout arrive à point; «la danse, l’omelette» et bien des gens de Bresse, gras et dodus qu’il compare aux poulardes de leurs pays. Il chante une berceuse à de vaillants poupards aux faces bien rondes qui épuisent leurs nourrices et donnent lieu à ce pronostic, qu’ils ne seront pas des penseurs, mais de bons vivants. Il chante aussi avec luxe, variété et précision tout ce qui se mange et tout ce qui se boit. Il ne s’arrête pas, comme d’autres poètes de la rusticité, à décrire les pintes florées, les assiettes où se hérissent des coquelets, les bassines reluisantes, les marmites aux panses profondes, il va à l’essentiel, à la bonne chère. Il dit la louange de la vie facile, et sa morale et son pittoresque il les résumerait:

Que faut-il pour être heureux en ce monde,
Avoir à sa droite un pot de vin vieux,
En poche un écu, du soleil aux yeux
Et sur les genoux sa petite blonde…

Ce serait, avec, en plus, la compréhension et le goût des beautés de Nature, une sagesse un peu à la Duclos, que nous apporteraient les Emaux Bressans. Un de plus alors, parmi les poètes de la joie légère, du cabaret, presque du Caveau!

Heureusement que la sensibilité du poète le conduit, malgré un dessein arrêté de terre à terre, de terre à terre de terroir, à plus d’émotion, et voici dans les Emaux Bressans une pièce qui élève singulièrement le volume, une pièce d’anthologie, au meilleur sens du mot: la Pauvre Lise: c’est rustique, c’est [224] familier, c’est éloquent, c’est sobre, c’est de la beauté simple. Lise est une fille qui aima: la voici dans l’église sous le drap noir. Les amoureux sont ingrats, ou du moins sont-ils amoureux ailleurs avec la même dévotion qu’ils eurent pour Lise, et le soin d’Annette ou de Claudine les a tenus absorbés loin de tout souvenir de la petite morte. Aussi pas de cierges. L’église se vide de gens pressés, qui viennent de se confesser, et ont hâte d’aller restaurer leur cœur allégé; le curé, aussi, craint que son déjeuner ne brûle; mauvaise disposition pour convoquer une âme vers Dieu! et il bâcle sa messe:

Aux malheureux courte prière,
Ça ne rapporte presque rien,
Pas une âme autour de la bière,
On dirait qu’on enterre un chien.

et le poète se met à rêver à Lise, telle qu’il l’aima (car lui, est venu honorer son souvenir), à ses cheveux que le soleil venait dorer,

A ses yeux bleus de violette,
Si doux lorsque je l’aimais.

et outré de cet abandon il s’en ira, pour le repos de Lise, en pèlerinage vers Notre-Dame de Fourvières; pour mieux capter sa bienveillance, il n’offrira pas à la Vierge un ex-voto, mais il donnera au petit Jésus qu’elle porte,

Un moulin aux ailes d’ivoire
Pour qu’il rie en soufflant dessus,

[225] ce qui sera un peu l’image de l’âme légère, pure tout de même, mais si sensible au vent de tout caprice que fut Lise, et lorsque la Vierge, la seule peut-être, avec lui, qui se souciera de Lise désormais, pensera à la pauvrette, ce sera avec une compassion mêlée d’un sourire, avec un sentiment léger, gai à la fois et mouillé, et tendre comme furent ceux de l’amoureuse morte. Tout ce petit poème, en sa brièveté, est parfait. C’est dans ce livre de débuts où une personnalité s’affirme malgré, des tics et des imitations, la page d’amour qui permet de conclure à un artiste véritable, plus encore que le Poème du paysan, d’ambition plus grande, mais moins réussi. La Pauvre Lise donne le gage que Gabriel Vicaire peut prendre rang par la sincérité et l’émotion parmi les petits maîtres, et que s’il n’apporte pas une manière de sentir et de s’exprimer toute neuve, il peut placer, à côté des belles choses du passé, des choses originales, originelles de lui, gravées avec le burin que lui laissèrent des maîtres disparus. Un peu de Villon, un peu d’un Béranger qui serait lyrique! Ce n’est pas germain du tout, ce poème de Lise; c’est, dans une langue rajeunie, un peu de l’esprit de nos vieux auteurs; ce n’est pas lyrique par expansion mais par concision, marque de bons esprits de notre littérature classique.

Je viens de parler d’imitations, de modes suivies, et je voudrais expliquer, car les Emaux Bressans diffèrent fortement des volumes de vers qui parurent à la même [226] époque. Si éloignés pourtant que ces Emaux soient, au premier aspect, de la production ambiante, ils y tiennent par bien des liens, et s’il n’y a pas, à proprement parler, des imitations de poèmes d’autrui, définies, des influences s’exercèrent sur Vicaire. Gabriel Vicaire débute dans les lettres au moment où le Parnasse, après une longue lutte, commence à être reconnu par le public. Après les plaisanteries du début, Leconte de Lisle et Banville sont dans la gloire; on prise à leur valeur les vers de Catulle Mendès et de Dierx et très au-dessus de leur valeur ceux de Coppée et de Sully Prudhomme. L’opinion ne fait pas, des Parnassiens, cas de grands poètes; le dire du lecteur de goût ou de l’universitaire au courant se synthétise en phrases de ce genre. «Ils ont créé un merveilleux outil pour la poésie, ils ont aménagé de belles ressources pour un grand poète, qui viendra peut-être, qui n’est pas parmi eux, c’est sûr», c’est la phrase typique qu’on sert aux groupes de poètes, à la veille d’une consécration, durant une période plus ou moins longue, d’une façon plus ou moins générale, et à cela que répondre du camp des poètes, sinon: «faites mieux que nous». A ce moment, en général, il y a déjà, parmi l’école, des dissidences, et les générations plus jeunes sont déjà à la recherche d’un idéal autre que celui qui guida leurs aînés de vingt ans, et que ces jeunes générations viennent à peine, en quittant les bancs de l’école, de cesser d’aimer. A ce moment, où Vicaire publiait, le Parnasse avait reçu le premier heurt. Il lui venait de Jean Richepin, et de ses acolytes: Maurice Bouchor et Raoul Ponchon. «Ils étaient les vivants, parce que [227] nous étions les impassibles», a dit Catulle Mendès en précisant la lutte du moment entre ses amis et les nouveaux venus.

Evidemment, ils manifestaient leur parfait éloignement des Dieux hindous et tout ce qui découle des Runes, leur animadversion pour Pallas, leur préférence pour des Aphrodites toutes modernes; ils désiraient s’éloigner de l’Acropole vers les Pantins et les fortifs! Il y avait bien des Parnassiens qui allaient à la guinguette et à la flâne dans Paris, des Albert Mérat, des Antony Valabrègue, mais Richepin voulait des promenades plus truculentes, et le voisinage des gueux, et l’interprétation de leurs enthousiasmes, de leurs siestes, de leur langue. Il donnait le modèle, assez souvent repris depuis, d’une poésie argotique. Il voulait être robuste et se servir d’une forme plus libre, plus forte, plus frondante que celle des Parnassiens.

Dans ces voyages, à la quête du pittoresque, on s’attardait sous des tonnelles et on faisait attention aux refrains de la route, aux complaintes des chemineaux, aux rengaines des compagnons. Les poètes voulaient de la vie, rapide et fruste, et ils chantaient le vin des aïeux, le vin de l’ouvrier, presque le vin du trimardeur. Richepin disait les Gueux, Bouchor chantait les Chansons Joyeuses, et modulait des odelettes shakespeariennes, Ponchon s’extasiait devant la truffe, la poularde et le piot. Ils mettaient à déménager l’Olympe le même zèle que les Parnassiens donnèrent à empiler de côté le Saint-Sulpice des Lamartiniens et les petites terres cuites des Mimi-Pinson d’après Musset.

[228] Ce furent ces nouveaux venus qui influencèrent Gabriel Vicaire, et le décidèrent à un rythme doué d’abandon, à une langue qui recherche le savoureux plus que l’élégant, ne se refuse pas une trivialité pittoresque, vise le truculent, le haut en couleurs, le sain, le quotidien; ils le guidèrent vers une enquête sur le tout ordinaire à mettre en valeur, vers le chemin des fermes, près des haies où murmurent les oiselets, vers la chanson populaire et le vin qu’on boit en la chantant, et dont on chante aussi l’agrément.

C’est à ce groupe de Richepin, de Maupassant, poète éphémère, déduit de Flaubert moderniste, qu’il appartient; il est de ceux qui louèrent avec joie le Ventre de Paris, et la symphonie des fromages, comme on disait alors; il fut un des poètes réalistes, il fut un poète de terroir, parce qu’aussi à ce moment on découvrait de ce côté; on formait les bibliothèques du folk-lore, on écoutait, publiait et compilait les belles fleurs des champs des provinces françaises; il choisit la sienne, fleurant le bon-vivre parce que tel était le goût d’alors et sa propre inclination, il se trouva une sorte de patron bressan, Faret, qui crayonnait de ses vers les murs d’un cabaret, Faret, l’ami de Saint-Amant, ce qui est son meilleur titre de gloire.

En fraternisant avec Faret et Saint-Amant, il fraternisait aussi avec Richepin, dans le présent, et dans le passé avec les maîtres aimés de ce nouveau groupe de poètes, Mathurin Régnier et les vieux auteurs de fabliaux, Rutebœuf, et les anonymes dont la gloire s’est marquée en un trait, en un dicton, sans éclairer leurs noms. Il y eût, certes, influence; il gardait une personnalité [229] parce qu’il se délimitait; sa personnalité était de chanter sa province, et aussi cette petite note de sensitivité brève, tout de même un peu contemplative, dont il resserrait l’expression à la fin de ses poèmes à la bonne chère et à la joie de vivre. Ses deux qualités n’étaient point disparates. Il y avait en ce moment-là plus de poètes locaux qu’il n’y en avait eu auparavant; maintenant, après un intervalle, le même phénomène se renouvelle, et les poètes locaux refleurissent nombreux. Mais n’est-ce point choisir, pour chanter la province natale, le moment où elle va cesser d’être particulière et tranchée, de par les communications nombreuses, et la centralisation des intelligences à Paris. Il semble que si les poètes mettent grand souci à conter les villes et les campagnes d’autour de leurs berceaux, c’est qu’il est temps d’enclore d’un dernier regard des choses qui vont disparaître; la campagne natale leur apparaît avec cette absolue netteté que prennent les êtres et les décors à l’heure d’un peu avant le crépuscule. Il n’y a plus là d’ensoleillement qui rend confuses les fortes poussées des frondaisons. Tout devient calme, tout prend sa stature exacte; c’est un bon moment pour inventorier; et puis arrivent les premiers attendrissements de la sensibilité du soir; dans le silence qui apaise toute la contrée, il y a une marche dolente des gens qui ont laissé le labeur, et une gravité sur l’aspect de tout, de tout qui va se simplifier dans le soir, s’unifier. Les gestes particuliers tombent, on va ne plus percevoir qu’une silhouette générale; c’est alors que les poètes pieux recueillent toutes ces particularités vieillotes, émouvantes et charmantes, [230] et loin du soleil de la grande ville, et du disque de feu des trains, ils en font des chansons; mais s’ils se hâtent de les écrire, c’est qu’ils sentent bien que les pourpres du couchant vont ensevelir leurs visions, et que rien n’est moins sûr que d’espérer les retrouver à l’aube du prochain matin. C’est pourquoi, je crois, que la gauloiserie de Vicaire tient de fort près à cette petite et aimable sensitivité qui fait le grand mérite des meilleurs poèmes des Emaux Bressans, que même ce sont là deux faces du même sentiment qui vibre sous la truculence de l’ode à la victuaille.

L’évolution marche toujours, et l’évolution de la poésie lyrique, dans le dernier quart de ce siècle, fut plus active en transformations qu’en aucun autre temps; à peine Vicaire s’était-il signalé bon poète en un genre, non sans nouveauté, que voici surgir de nouvelles nouveautés, de nouveaux poètes, des hommes jeunes qui se déclaraient vers-libristes et symbolistes. Leur arrivée notoire en pleine lumière de l’art, coïncidait avec un sursaut d’activité et d’admirable production de Paul Verlaine, revenu d’exil, retour de passion et de tristesse, redonnant des éditions épuisées, les Fêtes Galantes et la Bonne chanson et les Romances sans paroles, et Sagesse, publiant Jadis et Naguère, et formulant un art poétique qui voisinait avec certaines des recherches de ses admirateurs. La jeunesse avait à payer à Verlaine un arriéré de gloire, elle le fit; la presse s’en exagéra [231] l’influence exacte de Verlaine. Ces écrivains nouveaux aimaient aussi à porter à Stéphane Mallarmé l’hommage dû à sa belle vie contemplative, toute dédiée à l’art pur, dédaigneuse des besognes. Ils admiraient la beauté verbale de ses poèmes et sa didactique lorsqu’il esthétisait, et son exégèse du beau difficile, du rare, de l’absolu. Le poète berné de la «Pénultième» devenait le visionnaire radieux de l’Après-midi d’un Faune. Gabriel Vicaire ne comprit pas. Il eut été digne de mieux accueillir un effort d’art très élevé que par des quolibets. Ce ne fut pas la plus haute partie de son esprit qui lui dicta l’idée des Déliquescences d’Adoré Floupette, chez Lion Vanné à Byzance, plaisanterie d’ailleurs courtoise et inoffensive. Vicaire ne se donna pas le temps de voir, d’apprendre, de savoir; lui et son collaborateur Bauclair, l’auteur estimé de jolies nouvelles, partirent sur quelques détails d’extériorité. Ils firent des confusions parmi les écrivains, prenant un peu légèrement les uns pour les autres, mêlant pour ainsi dire bousingots et romantiques et de là ce petit volume, pas méchant, pas amusant non plus, qui fit en son temps un assez joli bruit. On préféra croire que d’aller voir et l’on fut d’accord pour admettre, sans examen, que les parodies de Floupette étaient presque des calques. Ce n’était que farce légère précédée d’une préface. Le titre en était presque tout le piquant: Lion Vanné à Byzance! Vanné était un mot populaire, récent, il avait passé par les petits théâtres, par le langage populaire, il était expressif et vrai; Vicaire eût pu le recueillir dans une chanson de Paris, ce mot qui dit le vide de l’épi travaillé et battu, et assimile à une cosse vide le [232] cerveau lassé, mais il le trouvait dans les complaintes de Laforgue, employé dans son sens d’argot demi-mondain,

Ah! vous m’avez trop, trop vanné,
Bals blancs, hanches roses.

et ce qui eût dû lui paraître tout naturel lui parut comique. Byzance synthétisait les accusations de décadence. Cela avait un reflet des paroles tonnantes de politiciens flétrissant les bleus et les verts, ceux qui discutaient des vertus théologales pendant que les Turcs étaient aux portes de Constantinople, et appariant à ces Grecs des gens de Paris. L’affabulation de ce livret est simple: elle rappelle assez une partie de Jean des Figues, un roman de Paul Arène, qui alors était sur la rive gauche, (car Vicaire, très Bressan, était aussi très Rive-Gauche,) un des champions violents de la clarté, de la simplicité, de l’atticisme opposé au byzantinisme; c’était, cette préface, l’arrivée à Paris d’un provincial mis en présence des jeunes poètes du temps, par un autre provincial arrivé à Paris un peu avant lui, pour pouvoir l’introduire, d’abord, pour y tenir une pharmacie ensuite, et lui soumettre un cahier de vers imbus des nouveaux et déplorables principes. Plaisanterie légère! cela soulignera par contraste une date; qu’importe que Mallarmé ait été pris à partie sous le nom d’Etienne Arsenal, l’important c’est que la poésie plaisantée ait eu la vie plus dure que la plaisanterie et l’ait vue, tout de suite, se faner. Vicaire, d’ailleurs, depuis, avait échangé des sonnets dédicatoires avec Verlaine, il en avait subi l’influence rythmique. [233] Vicaire avait mieux à faire que de méchantes parodies, et, à cette époque même, il faisait mieux. C’était une petite chose très jolie, très touchante, une très aimable fleur d’art, le Miracle de saint Nicolas, son œuvre maîtresse.

Gabriel Vicaire s’est de nouveau adressé à ce qui fut son fond le plus ferme, la légende aimable et jolie; souvent, lorsqu’il s’agit pour lui de poésie populaire et de chansons populaires, il se trompe; sa fidélité, à des refrains entendus, est trop complète; il lui manque sur ce point d’être un symboliste. En bon symbolisme, on tenterait de se mettre au point de vue même des auteurs de chansons populaires et d’extraire l’essence du dict qu’on leur supposerait; il faudrait donner le charme et l’émotion d’une chanson du vieux temps, sans en traduire les rides, sans reproduire les tics. On a agité cette question dans le camp symboliste et sans grande justesse. Certains ont cru que se réclamer de la chanson populaire, c’était rééditer, et rafraîchir; il ne s’agit point de cela: on a fait un chant populaire, lorsque l’on a créé une chanson dont la spontanéité de jet et la généralité d’inspiration est suffisante pour que, si elle n’était datée et si elle n’était signée, on la pût croire un lied ou une chanson populaire écrite en style moderne. Vicaire, trop souvent (en dehors de ces discussions) a écrit des chansons populaires en en reproduisant les refrains; tantôt ce refrain est joli, «vole, mon cœur vole», et rien à dire à ce qu’il y enguirlande [234] des variations, tantôt il est nul, c’est des drelin, din, din, et autres onomatopées qu’il est bien inutile de retirer de la désuétude et qui n’ajoutent à la strophe qu’une laideur. Beaucoup de ses chansons sont ainsi alourdies.

Dans le Miracle de saint Nicolas, il a tenté ce que nous venons de dire être le devoir, la tâche du poète qui s’inspire de la chanson populaire; il a voulu donner l’essence d’une légende en une œuvre à lui d’un ton personnel, en bien des pages il y a réussi, et c’est avant la lettre, un Hænsel et Gretel français qu’il a créé là.

La légende, on la connaît, Nerval l’avait recueillie, et bien d’autres après lui en donnèrent des variations. Saint Nicolas, c’est dans tout l’Est, en Flandre, en Brabant, en Lorraine, au pays Rhénan, vers le Jura jusqu’au Rhône, le patron des enfants. Il arrive à la date de sa fête, vers décembre, avec les premiers froids, avec les premiers givres, tout couvert de beaux habits et menant avec lui un grand train de cadeaux. Il précède de quelques semaines le bonhomme Noël; il a le même rôle que lui; c’est un peu le même. Comme saint Michel a terrassé le Dragon, saint Nicolas a bâillonné Croquemitaine; il est l’ami de l’homme au sable qui est utile, mais lors de ses visites dans le monde, il lui donne tous les ans un jour de repos; c’est un bon saint chenu et doux, très fertile en tours ingénieux dès qu’il s’agit de fabriquer des jouets. Nulle n’excelle comme lui à enfermer de beaux moutons dans une petite bergerie. Il a des ateliers à Nuremberg et à Paris du côté de la rue des Archives. Avant que ses allures ne [235] se régularisassent devant les progrès de l’esprit moderne qui l’a un peu cantonné, il parcourait les contrées pour porter remède aux peines des enfants. Il semble qu’il alla toujours à pied, respectant la charge de jouets de son bourriquet, qu’il ne se hâta jamais car il laissa sept ans dans le saloir les enfants qui l’avaient invoqué avant de mourir et que tua le méchant Cagnard, la dernière formule de l’ogre, dans le poème de Gabriel Vicaire; mais, pendant sept ans, il leur envoya de doux rêves.

Un joli prélude commence ce poème dramatique, ce mystère si l’on veut; c’est le los du vieux moine enlumineur qui mettait sur le parchemin des clartés de verrière, qui écrivait de toute son âme de pieuses et naïves complaintes, et qui a fleuri de fraîcheur ce passé «mélancolique ami du pauvre monde» et contribué à dresser ce décor de rêve où

Parmi les croix, les ifs et les cyprès moroses,
L’abeille erre et bourdonne en quête de son miel,
Un rayon bleu descend des profondeurs du ciel
Et la maison des morts s’éveille dans les roses.

Puis, c’est le petit drame des enfants perdus parmi la forêt sous l’orage et la description de l’aube de leur voyage, et leurs invocations et leurs prières. Tout en veillant à la simplicité ou plutôt au fondu du ton, le poète ne fait pas parler les enfants comme des enfants. Descriptions lyriques et invocations au Saint et à la Vierge sont amenées un peu comme des cavatines; aussi c’est en chœur que les enfants prient, et quand ils frappent à la porte de Cagnard, c’est toute une [236] chanson qu’ils lui disent en chœur pour montrer leur gentillesse, et obtenir que l’huis s’ouvre. Quand ils sont à l’abri, le poète quitte cette allure de cantique moderne et très doux qu’il a pris, et c’est le ton du fabliau, le petit vers pressé de huit pieds, sans formule de strophe, qu’il prête au Cagnard pour dire ses misères et expliquer son crime. C’est au fabliau aussi qu’il emprunte l’acrimonie réciproque des deux époux, et leurs justes, réciproques aussi, griefs. Il garde pour les enfants le ton du cantique, et certes là Vicaire a trouvé une de ses plus belles, de ses plus franches et simples inspirations: c’est avec Lise (dans Emaux Bressans) et le portrait d’Aelis, dans Rainouart au Tinel, ce que Vicaire a fait de mieux, c’est un cantique à la Vierge qui lave les langes de l’Enfant divin.

La vierge Marie,
La mère de Dieu,
Sort au matin bleu
De sa métairie.

Et va sous le pont
Pour laver ses langes,
Tandis que les Anges
Gardent le poupon.

Le battoir d’argent bat les langes que saint Joseph se hâte d étendre, la rivière chante et cela enchante les peupliers de la rive, les vieux ais du pont et l’aube éveille les fleurs «qui sont comme des pleurs dans l’herbe mouillée».

[237]

Saint Pierre des cieux,
Ouvrez votre porte,
Voici que j’apporte
L’enfant gracieux.

Et la vierge blonde
Comme l’Orient,
Embrasse en riant
Le Maître du Monde.

C’est encore de la Madone que les enfants rêveront quand saint Nicolas, après avoir pardonné à la Cagnarde et imposé une pénitence au Cagnard, réveille du saloir les enfants, et tout se termine non pas en chanson, mais en un frissonnant et frais ensemble de cantiques. Cela s’apaise en clarté pure et naïve comme cela s’est ouvert, et c’est une pure goutte de lumière embrasée de mille douces transparences qu’a laissé là tomber de sa plume Gabriel Vicaire. Il n’a point dépassé dans toute son œuvre son Miracle de saint Nicolas, il l’a rarement égalé, il s’en est même rarement approché.

L’œuvre de Vicaire est abondante. Outre les Emaux Bressans et le Miracle de saint Nicolas, voici s’échelonner ses livres de vers, car le poète fut (sauf la préface des Déliquescences) rebelle à toute prose. Ces recueils de vers, de titres simples et heureux sont l’Heure enchantée, à la Bonne Franquette, au Bois-Joli, le Clos des fées. Il fit jouer, en collaboration avec M. Truffier, [238] une farce rajeunie, la farce du Mari refondu, qui est bien médiocre et une petite comédie, Fleurs d’Avril, où les jolis couplets abondent, et dont le scénario fin et naïf est bien de sa veine. Dans ses volumes de vers il y a des chansons qui sont charmantes, et des chansons qui ne sont point assez légères. Il y a ce que Vielé-Griffin appelait des jeux parnassiens, d’assez inutiles ballades. A la Bonne Franquette s’ouvre par vingt-cinq de ces amusettes; on ne voit pas pourquoi ce poète ému, à qui l’émotion réussit si bien, s’amuse à rechercher de ces vers simples et bêtas dont on dit qu’ils sont de bons refrains de ballades. Oyez plutôt ces vers refrains… Rions donc un peu…

Chacun avocasse
En vrai madecasse.
Rions donc un peu.

ou bien le vers refrain est: Je me fiche du reste… A la grâce de Dieu… Elle est du faubourg Antoine… Banville lui-même, avec son clair génie et ses habiletés de clown, n’a pu rendre une vie intelligente à ce vieux genre. Vicaire y devait échouer. Il y a des sonnets qui n’ajoutent rien à sa gloire; il y a un poème sur la Belle-au-Bois-Dormant qui ne rajeunit pas le mythe, mais qui est fort joliment dit. Il y a un poème: Quatre-vingt-neuf, couronné par un jury à propos de l’Exposition de 1889, et sur lequel il vaut mieux ne pas s’arrêter; la cantate, c’en est une, n’était pas de son ressort. Il y a un poème auquel il dut attacher de l’importance, car il le publia à part, c’est une Marie-Madeleine, [239] contée selon l’imagerie populaire et comme un conte tout moderne, avec un Christ apparaissant, comme Uhde, le peintre bavarois, en peignit dans des intérieurs modernes d’ouvriers et de paysans, tout près, il est vrai, d’Oberammergau. L’intention était amusante, pas toute neuve, mais intéressante, et on ne l’avait pas tenté en vers. Vicaire est resté, en le faisant, au-dessous de lui-même. Cela n’a ni relief, ni vie, malgré des alternances de rythmes, par facettes, par plans, par séries du poème, on dirait par chants, si ce n’était si court; il n’a pas retrouvé dans le ton voulu artificiel et tendre, la note charmante de saint Nicolas. Il y a, dans cette gamme de recherches du poème populaire, une fort jolie chose, qui serait exquise, qui serait avec un peu plus de beauté verbale, un petit chef-d’œuvre. C’est l’histoire de Fleurette: là-bas, en Bourgogne, Fleurette a aimé. Qui? Le plus galant, le plus brave, mais aussi le plus inconstant des rois, Henry IV. C’est lui, le prince, qui l’a rencontrée près de la fontaine où elle gardait ses moutons; il l’a regardée, elle l’a aimé, il l’a caressée, elle s’est donnée, et tout le village a envié sa gloire grande d’être la mie du roi. Et puis le roi s’est en allé, vers d’autres amours; le village alors a retrouvé sa sévérité, le village l’a honnie, et la pauvre Fleurette est allée à la plus claire des fontaines, celle où elle fut aimée, pour s’y noyer. Or, le roi Henry qui n’a quitté Fleurette que pour courtiser Margot revient dans le pays, et assez gaillardement il veut montrer à Margot cet endroit où il a été vainqueur, et dont il a gardé un joli parfum; au moment où il conte sa prouesse, voici le fil de l’eau qui [240] amène devant le couple amoureux, Fleurette morte, ses longs cheveux noirs et son corps d’argent; le roi se trouble, Margot pleure un peu, et Fleurette passe; étant apparue elle retourne au néant. C’est fort joli et très tendre et très pitoyable, du bon Gabriel Vicaire. Il y a de petits poèmes dans le sens des contes en vers, des contes en vers de La Fontaine, de Sénecé, des contes dans la manière du XVIIe et du XVIIIe siècle, comme la Journée de Javotte, ils ont quelque élégance, mais ne sont pas très frappants. Il y a mieux; des recherches dans le sens des vieux fabliaux, et surtout une tentative pour tirer de la vieille chanson de geste française un poème moderne. C’est tout au moins une tentative d’un grand intérêt et un beau but que le poète s’est proposés; comment y est-il arrivé. Voyons le dernier des efforts considérables de Vicaire qui soit publié: Rainouart au Tinel.

Rainouart au Tinel est une courte épopée d’un millier de vers, insérée au courant des pages du Clos des Fées. Rien n’annonce que cette œuvre fut plus chère à Vicaire qu’une autre; il était d’ailleurs tout dépourvu de charlatanisme et ne soulignait pas l’importance plus ou moins grande de ses tentatives; seule, une note, toute brève au bas d’une page à propos d’un nom propre, renvoie au célèbre poème médiéval d’Aliscans.

Le poète a voulu traduire la verve héroïque et grossière des anciens trouvères. Son Rainouart est un Sarrasin pris tout jeune; il appartient au roi Louis (le Débonnaire) et végète dans un coin des cuisines, toujours bâfrant, toujours saoul, l’air vacant, les mains [241] inoccupées, servant de plastron à la foule des marmitons sans avoir l’air de s’en soucier. Cette apathie même excite la colère du maître cuisinier Ansaïs, qui se dit qu’avec une telle chiffe on peut bien aller jusqu’à la voie de fait et qui le frappe au visage. Rainouart sort de sa léthargie et écrase Ansaïs contre un pilier. La gent marmitonne se précipite sur lui, et malgré une belle défense il serait étouffé sous le nombre, si le roi Louis et la reine Blanchefleur, suivis de Garin de Raimes, du sage duc Nayme, de Salaün de Bretagne, de Guillaume au Court-Nez ne passaient pas là. Guillaume au Court-Nez s’éprend de la belle défense de Rainouart, et le dégage. Le roi Louis qui n’aime point ce grand fainéant de Rainouart, le lui donne. Le comte pense le mettre à ses cuisines. Mais, de s’être battu, Rainouart se sent un autre homme. Le sang de son père, l’empereur sarrasin Desramé, et de ses aïeux bouillonne en lui; mais s’il veut, comme ceux de sa lignée, porter les armes, en tant que chrétien c’est contre eux qu’il veut lutter et il demande à Guillaume d’aller se battre contre les infidèles. Guillaume consent; alors Rainouart s’en va dans la forêt, il avise un magnifique sapin, sous lequel le roi Louis a coutume de s’asseoir pour rendre la justice, il hêle un bûcheron et lui ordonne d’abattre l’arbre. Les efforts du bûcheron sont infructueux, il s’y met lui-même. Survient un forestier qui veut défendre l’arbre du roi. Rainouart le fracasse et l’envoie se promener dans les branches. Muni du tronc de l’arbre, il va chez un charron, le fait doler sur sept plans, le fait dorer aux extrémités, il a maintenant son tinel (levier-massue) [242] qui deviendra son arme, et en revenant vers Guillaume au Court-Nez, cet hercule terrible et bon enfant joue abondamment du tinel sur des bourgeois. Sur ces entrefaites il voit, en passant près d’une tour, Aelis la fille du roi Louis. Aelis est charmante.

Parfois rêveuse, à sa fenêtre, elle se penche,
Elle a l’air de chercher et d’appeler son cœur.
Et la lune folâtre entre dans la tour blanche,
Aux yeux de cette rose elle met sa langueur.

A la vue d’Aelis (le portrait en est délicieux), Rainouart sent de plus en plus en lui le désir de guerroyer et d’acquérir de la gloire. L’occasion est excellente. Desramé a envahi le midi de la France.

Rainouart marche contre lui, tue ses frères, son père Desramé, qu’on va chercher à table, pour lui dire qu’un ennemi terrible couche son armée par terre. Ici, se place une assez jolie chose. Rainouart a fort frappé, le tinel a fait merveille; mais Rainouart se souvient que tous ceux qu’il a navrés, ce sont les siens, et une grande tristesse le prend. Il n’a pas le temps d’y défaillir, car toute une armée est sur lui.

Enfin, il est vainqueur. Il retourne avec Guillaume au Court-Nez et l’armée vers la cité impériale, vers Laon, la cité de fer; il précède l’armée, portant le tinel. Il arrive, Guillaume présente le héros au roi Louis et à Blanchefleur. Mais celui-ci n’a cure d’eux; sans rien demander à personne, il se jette aux pieds d’Aelis, lui dit que c’est elle qui avait combattu par son bras, qu’elle tait sa force, et qu’il l’adore; si elle consent à être sa femme, il se fait fort de lui conquérir [243] un empire. La jeune fille l’a reconnu, elle consent; le roi consent, et voici Rainouart heureux et plongé dans les délices de l’amour; de temps à autre il quitte un instant sa femme et va voir son cher tinel qui, dans une chambre haute, repose sur un lit de houx et de branchages. Le tinel le gourmande (il parle, et pourquoi pas dans un conte lyrique), lui reproche de s’endormir dans l’oisiveté et l’amour, et l’accuse de se rouiller, force et courage. Rainouart le croit et repart combattre l’infidèle.

Là, comme toujours, Vicaire réussit moins dans ce qu’il recherche, les choses truculentes, violentes, familières, que dans la simple expression de son don d’émotion naturelle, de tendresse devant la beauté de la femme, et ce qu’il y a de remarquable dans Rainouart au Tinel, ce n’est pas Rainouart mais la douce Aelis.

De cet examen rapide d’une œuvre considérable, il ressort que Gabriel Vicaire, écrivain doué d’une grande originalité de détails sans avoir su se trouver un fond propre, écrivain précieux et tendre, qui se voulut parfois violent, restera par quelques centaines de beaux vers qu’il n’a peut-être pas cru des meilleurs, et lègue (ce qui est beaucoup) une petite œuvre charmante et achevée, le Miracle de saint Nicolas; cette œuvre plus que toute autre prouve qu’il y eut en lui l’étoffe d’un primitif, attendri, bien supérieur au rieur ingénieux qu’il voulut être. Né à une époque où la poésie française se [244] transforme, Vicaire ne put prendre parti, conformément à sa nature. Il voulut être un mainteneur de traditions et c’est pour cela que, malgré d’heureuses trouvailles et bien des jolies choses, il ne fut pas un écrivain de premier plan. Il ne compte pas parmi les novateurs de cette fin de siècle, et non plus il n’occupe un des premiers rangs parmi les Parnassiens; il est un Parnassien (car il se rangeait davantage à eux en vieillissant) de seconde ligne, de second mouvement, non un des chefs de file, mais un de leurs bons soutiens. La place n’est pas énorme; sa stature, quoique bien prise, n’est pas très élevée.

Mais dans chaque anthologie bien faite qui voudra tenir compte, non seulement des lignes essentielles du développement de la poésie française, mais des beautés principales qu’elle contient, on devra donner la Pauvre Lise, le Cantique de Marie, du Miracle de saint Nicolas, le Portrait d’Aelis et peut-être Fleurette; c’est déjà un joli bagage qu’on pourra augmenter de quelques légères chansons et Vicaire sera un poète d’anthologie, ce qu’on appelle un petit maître. Il n’aura point perdu une vie trop courte toute dédiée à l’art le plus noble, le plus généreusement desservi, et il fut, pour citer un de ses poèmes et non des moindres, le beau page qui servit la Reine Poésie, n’ayant d’yeux que pour elle et ne vivant que pour elle. Et en échange, sur sa mémoire, la poésie entretiendra toujours, frais et joyeux, un brin du vert laurier.

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