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Symbolistes et Décadents de Gustave Kahn

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Le monument d’Arthur Rimbaud > > >


Portraits.

Arthur Rimbaud

***

Quand furent publiés, il y a quelque douze ans, les vers et les proses d’Arthur Rimbaud, il parut simple à la critique littéraire de circonscrire un peu le sujet; il fut de mode de considérer Rimbaud comme uniquement le néfaste auteur du Sonnet des Voyelles. Rimbaud devenait ainsi une sorte d’Arvers, à rebours. Il était l’homme qui avait perpétré le mauvais sonnet, le sonnet fou, le sonnet pervers. Certains, plus éveillés, négligèrent l’œuvre avec une prudence respectueuse et préférèrent butiner des anecdotes. On s’étonna généralement qu’un homme qui avait eu de la facilité eût négligé les belles heures du succès, qu’il eût certainement obtenu, sitôt assagi, ce qui n’eût été évidemment qu’une question de peu d’années d’apprentissage. Pour quelques-uns, les plus futés, il parut certain que, Rimbaud étant l’ami de Verlaine, il était difficile que Verlaine, tout en faisant la part de l’affection, se fût tout à fait trompé sur la valeur d’art de Rimbaud. Donc on plaignait quelques belles facultés perdues dans le désert; on goûtait, sauf taches, ellipses et gongorismes à contre-poil, Les Effarés et le Bateau Ivre. Et puis, chez des gens même un peu lettrés, [246] on préféra lire la notice de Verlaine dans Les Poètes maudits que l’œuvre même, ce qui n’a rien d’étonnant dans un pays comme le nôtre, où l’horreur de l’érudition est poussée jusqu’à l’amour de la conférence.

M. Paterne Berrichon nous a conté ce qu’il savait (et il est le mieux informé) sur les détails de la vie de Rimbaud, vie d’ailleurs prédite théoriquement dans ses œuvres; malheureusement, M. Berrichon n’a pu, malgré son zèle, nous renseigner que très incomplètement sur la pensée d’Arthur Rimbaud une fois que celui-ci eut tourné le dos à la vieille Europe. Il n’est pas impossible que, grâce à son activité, des manuscrits soient retrouvés, et de quelle curiosité heureuse nous les accueillerions! Il est fort possible aussi que Rimbaud, en quittant l’Europe, ait renoncé à la littérature, que cet esprit visionnaire, qui n’avait pas besoin de l’écriture pour se formuler ses propres idées complètement, pour se manifester soi-même à soi-même, ait dédaigné d’écrire, ou qu’il en ait remis la préoccupation jusqu’à son retour en Europe, ou encore qu’il ait subi cette fascination du grand silence qui tombe à rayons droits du soleil d’Orient, leçon de mutisme que donne aussi l’immobilité de la nuit pâle et presque crépusculaire de ton, et que puisqu’il quittait l’Europe, hanté d’un certain dégoût, il ait pris en pitié, à l’égal de nos autres coutumes, notre in-12 courant et toutes les habitudes de littérature, tirée à la ligne et développée pour le libraire, que cet in-12 implique ordinairement. Une autre opinion a été énoncée, à savoir que Rimbaud, ayant donné l’essentiel de sa pensée, ne se soucia pas de se reproduire avec plus ou moins d’amélioration [247] ou de développement. J’aime mieux croire que l’Orient fit de lui quelque contemplateur dédaigneux du calame et de l’écritoire.

En tout cas, l’œuvre toute de Rimbaud tient dans cet in-12 qu’a publié le Mercure; l’édition, très soigneusement faite, est fort sobrement présentée; s’il n’y avait parmi les lecteurs que des poètes, tout commentaire serait oiseux; mais, tout en trouvant parfaitement risibles ceux qui déclarent ne rien voir en cette œuvre, nous admettons qu’à certains égards Rimbaud est un auteur difficile; de plus, il y a peut-être quelque chose à dire sur la genèse et sur les buts de ces poésies, de ces Illuminations de cette Saison en Enfer, bref de ce livre où Rimbaud apparaît, selon le vers admirable de Stéphane Mallarmé:

Tel qu’en lui-même enfin l’Eternité le change.

I

LES PREMIÈRES POÉSIES

Les poésies proprement dites d’Arthur Rimbaud, celles que ne contiennent pas les Illuminations et la Saison en Enfer, sont fort inégales, précieuses toutes, parce qu’elles permettent d’étudier les influences littéraires qui se reflètent dans le début de cet esprit si rapidement original. D’abord, fugitive, indiquée par un petit poème intitulé Roman, assez mauvais, et par Soleil et Chair, où déjà se trouvent de belles strophes [248] chantantes et de vraiment beaux vers, l’influence de Musset. Un peu de mürgérisme traîne fâcheusement dans Ce qui retient Nina. Voici, dans Le Forgeron, du Hugo grandiloquent amalgamé avec du Barbier ou du Delacroix (celui du tableau des Barricades de Juillet); du Hugo des Pauvres gens, ou même de certaines pièces, les moins bonnes, des Feuilles d’automne, dans Les Etrennes des Orphelins. Et, tout de suite, ces traces effacées, dès le Bal des Pendus et la Vénus Anadyomène, voici que Rimbaud entrevoit l’âme de Baudelaire, et s’il en imite un peu la manie satanique et le pessimisme anti-féministe de certaines pièces, il se hausse bientôt jusqu’à l’essence même de l’œuvre. Au regard du Voyage, voici le Bateau ivre, et c’est dans les Paradis artificiels qu’il faut chercher l’idée première du fond des Illuminations, de même qu’à des vers nostalgiques de Baudelaire correspondent des lignes d’Une Saison en Enfer, de même que le Sonnet des Voyelles a des similitudes avec «la Nature est un temple où de vivants piliers», de même aussi que l’appareillage constant des mélancolies de Baudelaire vers le ciel hindou a peut-être déposé chez Rimbaud son goût des soleils d’Orient: et quoi d’étonnant à cela chez un enfant prodigue qui sans doute lisait les Fleurs du Mal à l’âge où les autres ont à peine fermé Robinson ou ses innombrables transcriptions?

Quelle ne devait pas être la séduction de l’œuvre de Baudelaire sur un esprit de cette vigueur; le vers mentalisé, spiritualisé, d’une matière presque minéralisée à l’exécution, des strophes où, comme sur [249] un fond de Vinci, des cieux étranges apparaissent:

Adonaï, dans les terminaisons latines,
Des Cieux moirés de vert baignent les Fronts vermeils.

a dit Rimbaud, de même que Baudelaire a dit:

Léonard de Vinci, miroir profond et sombre
Où des anges charmants, avec un doux souris.
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays.

La forme du poème en prose, souple, fluide, picturale, réinventée, poussée—de l’estampe fantaisiste et linéaire, harmonieuse sans doute, de Bertrand—jusqu’à la beauté musicale des Bienfaits de la lune, et le rayonnement d’une intelligence large comme celle d’un Diderot, analytique comme celle d’un Constant, intuitive à la façon d’un Michelet, une intelligence sagace à découvrir Poe, claire à serrer en trente pages les mirages de l’ivresse, lucide à comprendre à la fois Delacroix et Guys, clairvoyante à se méfier déjà d’une technique poétique pourtant si améliorée par lui-même, tels étaient les titres de gloire de Baudelaire, tout récemment mort, alors que Rimbaud commença à écrire. Joignez que la destinée du grand homme était tragiquement interrompue, qu’il n’occupait point sa place parmi les réputations, qu’on sentait l’œuvre admirable non terminée, que la tombe s’était fermée et qu’avant elle la maladie avait mis le sceau sur peut-être des pensées bien plus belles encore, dès lors rayées, et vous comprendrez ce que devait évoquer à cette heure-là, à un jeune homme génial, le nom de Charles Baudelaire.

[250] Et, dans ces poésies, nulle trace encore de l’influence de Paul Verlaine.

Quand je parle ici d’influence de Baudelaire et de Verlaine, je ne veux nullement dire que Rimbaud fût un esprit imitateur; bien loin de là. Mais il entrait dans la vie, il reconnaissait au loin, dans la distance et le passé, des esprits avec lesquels il avait des points de contact. Si le Bateau ivre rappelle en intention l’intention du Voyage, cela n’empêche pas l’œuvre d’être personnelle, d’être jaillie du fond même de Rimbaud et d’avoir en elle l’originalité inhérente et nécessaire au chef-d’œuvre. Là, Rimbaud est comme sur le seuil de sa personnalité: sorti des limbes et des éducations, il s’aperçoit et s’apparaît en grandes lignes, d’un coup. C’est évidemment de beaucoup le plus beau de ses poèmes, des quelques-uns destinés à vivre, avec les Effarés si indépendants et si jolis de ton, des quelques féroces caricatures, Les Assis et Les Premières Communions. Et, à côté de ces quelques poèmes, déjà si étonnants dans une œuvre de prime jeunesse, voici les pièces qui nous paraissent intéressantes au point de vue de la formation du talent de Rimbaud: la pièce réaliste A la Musique (encore baudelairienne); l’Eclatante Victoire de Sarrebruck, une amusante transcription d’imagerie, qui n’est pas la seule dans son œuvre; Mes Petites Amoureuses, d’une langue paradoxale et cherchée, indication d’une préoccupation de Rimbaud vers une traduction à la fois argotique et précieuse des truandailles, (Fêtes de la Faim), qui précèdent toute une série de poèmes en la même note libre et paroxyste.

[251] Et Oraison du Soir, et Les Chercheuses de Poux? J’avoue les moins apprécier que le Bateau ivre et Les Effarés, c’est d’une désinvolture un peu trop jeune, d’amusant contraste avec la sûreté de la forme, mais pas plus.

Et le Sonnet des Voyelles?

Le Sonnet des Voyelles? ceci demande quelque développement.

Il est vraisemblable qu’un homme extrêmement doué, précoce, instruit, qui se destine aux mathématiques ou à quelques branches des sciences aura surtout l’ambition d’ajouter quelque chose à un patrimoine acquis et de mettre son nom à côté de noms justement célèbres ou justement classés. Il tendra à découvrir une loi non entrevue, au moins à perfectionner une découverte, à tirer d’un fait connu des corollaires nouveaux et imprévus. En tout cas, ce jeune savant n’aura pas de raison de nier la tradition. Un jeune homme précoce, génial, instruit, qui songe à s’exprimer par l’art, ressentira presque toujours, aux premières heures de sa vie, un immense besoin d’originalité. A tort ou à raison, il se croira appelé à des modifications radicales dans la manière de sentir et de penser des hommes de son temps. A tort, parce qu’il ne se rend pas assez compte de la complexité même de son esprit, et de ce qu’il contient, à son insu, d’acquis; avec raison, parce que ce qui fait sa force, sa valeur, sa sève, c’est justement une façon vierge de comprendre les choses; il devine son univers, s’y perd et le croit sans frontières. On repasse mille fois par ses sentiers de jeunesse, sans s’apercevoir que c’est le même sentier, car l’humeur [252] du matin y a, comme une nature prodigieusement vivace et rapide, disposé d’autres fleurettes. La difficulté même qu’a un jeune homme d’éteindre et de traduire ce qu’il a de vraiment personnel, qui est son regard sur les choses et le timbre de sa voix pour en parler, lui fait apparaître ses pensées existantes, mais difficilement saisissables, parce que embryonnaires, comme compliquées à l’excès, rares et profondes. Les coteaux où mûrit son vin lui paraissent des Himalayas, et la route serpentine qu’il suit, en musant, quoi qu’il en ait, pour aller cueillir ses grappes, prend des lointains à ses lenteurs. Une fois sur sa colline, il aperçoit des horizons si candidement clairs qu’il est sûr qu’aucun œil humain ne les a entrevus; il faut bien des noms nouveaux pour les fruits des nouvelles Amériques qui surgissent à une contemplation toute neuve, et de là des trouvailles et des exagérations, des chefs-d’œuvre d’impulsion jeune, et des théories qui attendront confirmation, le plus souvent la trouveront dans l’âge mûr, en se dépouillant de l’acquis qui les gênait, les notions antérieures une fois mieux classées. Rimbaud, comme tous les jeunes gens de génie, eût certes désiré renouveler entièrement sa langue, trouver, pour y serrer ses idées, des gangues d’un cristal inconnu. Sans doute Rimbaud était au courant des phénomènes d’audition colorée; peut-être connaissait-il par sa propre expérience ces phénomènes. Je ne suis pas assez sûr de la date exacte du Sonnet des Voyelles pour avancer autrement qu’en hypothèse que: Rimbaud a parfaitement pu écrire ce sonnet, non en province, mais à Paris; que, s’il l’a écrit à Paris, un de ses premiers [253] amis dans cette ville ayant été Charles Cros, très au fait de toutes ces questions, il a pu contrôler, avec la science, réelle et imaginative à la fois, de Charles Cros, certaines idées à lui, se clarifier certains rapprochements à lui personnels, noter un son et une couleur. Les vers du sonnet sont très beaux—tous font image. Rimbaud n’y attache pas d’autre importance, puisqu’on ne retrouve plus de notations selon cette théorie dans ses autres écrits. Ce sonnet est un amusant paradoxe détaillant une des correspondances possibles des choses, et, à ce titre, il est beau et curieux. Ce n’est pas la faute de Rimbaud si des esprits lourds, fâcheusement logiques, s’en sont fait une méthode plutôt divertissante; c’est encore moins sa faute si on a attribué à ce sonnet, dans son œuvre et en n’importe quel sens, une importance exorbitante.

II

UNE SAISON EN ENFER.—LES ILLUMINATIONS

Les Illuminations sont-elles postérieures ou antérieures à Une Saison en Enfer? Paul Verlaine n’était pas très fixé sur ce point. On pourrait induire l’antériorité des Illuminations, et, au premier aspect, d’une façon irréfutable, de ce qu’un chapitre d’Une Saison en Enfer, «Alchimie du Verbe», traite d’une méthode [254] littéraire appliquée en quelques poèmes et pages en prose des Illuminations. Il y a là le désaveu (au point de vue théorétique) du fameux Sonnet des Voyelles, et un blâme, des ironies même, à l’égard de certains poèmes des Illuminations. Notons pourtant que le dégoût de l’auteur pour ces poèmes n’est pas suffisant pour l’empêcher de les publier là, pour la première fois. Il serait difficile d’admettre que c’est par une humilité toute chrétienne que Rimbaud, se frappant la poitrine, offre, en exemple à ne pas suivre, ces vers terriblement mauvais; il vaut mieux croire que, tout en abandonnant une technique extrêmement difficile et dangereuse (ce n’est point de la coloration des voyelles que je parle, mais des recherches pour fixer les silences, et aussi atteindre par la sonorité seule la satisfaction des cinq sens, voir p. 239). Rimbaud jugeait alors les poèmes en eux-mêmes dignes de mieux que le panier. Condamner la Chanson de la Plus Haute Tour eût été d’un auto-criticisme un peu trop sévère.

Mais si Alchimie du Verbe prouve que les vers y inclus et certaines proses lui sont antérieurs (pas de beaucoup), nous verrons que les vers des Illuminations reprennent certains passages d’Une Saison en Enfer «Mauvais Sang», que la langue des Illuminations est plus belle, plus ferme, plus concentrée, que celle d’Une Saison.

Nous croyons que si Une saison en Enfer, qui forme à sa manière un tout, est postérieure à certaines des Illuminations, elle fut terminée avant que toutes les Illuminations fussent écrites, et ces Illuminations (ce [255] que nous en possédons) ne formaient pas un livre, ne devaient pas former un livre enchaîné, mais un recueil de poèmes en prose, qui pouvait se grossir à l’infini, ou tout au moins en proportion des idées nouvelles, ingénieuses, inattendues qui seraient survenues dans le cerveau de Rimbaud; car si Verlaine entend Illuminations, au sens de Coloured plates, en regrettant un titre qui fût, non Enluminures, impliquant quelque fignolage, mais un autre mot sorti du verbe enluminer, si Verlaine pense que Rimbaud a cherché un titre emprunté à l’imagerie polychrome, il nous est bien difficile, texte en main, d’après le titre choisi par Rimbaud et la note des poèmes, d’être de son avis. Illuminations, à notre sens, aurait signifié pour Rimbaud, outre la couleur d’Epinal à laquelle il pensait un peu pour le procédé (l’Epinal et les albums anglais, surtout les albums anglais), le bariolage cherché des fêtes à lanternes japonaises et aussi le concours pressé des idées, personnifiées en passants accourant, le falot à la main, sur la petite place de quelque ville, plus éclairées de l’obscurité ambiante, et aussi ce mot Illuminations répondait à cette acception de brusques éclairs de la pensée, aussitôt notés, cursivement et tels quels. La recherche d’impressions, l’acceptation d’intuitions aiguës, imprévues, la capture d’analogies curieuses, telle est la préoccupation des Illuminations, de ces improvisations parfois si heureusement définitives, parfois indiquées d’une phrase initiale, suivie d’un et cætera motivé, comme Marine (p. 136 des Illuminations).

[256]

UNE SAISON EN ENFER

Une saison en Enfer est l’explication de l’état d’âme de Rimbaud généralisé en celui d’un jeune homme de son temps, issu du Tiers, gêné par ce qu’il sent en lui-même de points d’inhibition dus à son atavisme de bourgeoisie. Ça se passe en enfer, parce que l’enfer est en bas, si le ciel est en haut, qu’aux yeux de Rimbaud il y a chez lui, en ce moment de son esprit, grouillement et non vol, et aussi parce que Baudelaire et, à côté de lui, Verlaine est saturnien qui parle du seul rire encore logique des têtes de mort. Influence dans la position du sujet, mais ensuite quelle indépendance!

Rimbaud cherche les couleurs de son âme; il retrouve l’histoire de sa race; il s’est trié en lui-même les défauts des Celtes; des instants de mysticisme lui ont montré qu’il eût pu être un des compagnons de Pierre l’Hermite, un des lépreux chauffant leurs plaies au soleil près des vieux murs, munis de l’éternel tesson; des instants de violence lui montrent qu’il aurait pu être un reître; il eût volontiers fréquenté les sabbats. Il ne se retrouve plus au XVIIIe. Traduisons: il ne se retrouve plus d’atavisme hors d’un catholicisme un peu idolâtre. Il se revoit XIXe, il déplore que tout n’aboutisse comme philosophie qu’au ravaudage des vieux espoirs (voilà pour l’âme) et à la médecine, codification des remèdes de bonnes femmes (voilà pour [257] le corps). Que faudrait-il pour que ce jeune homme du XIXe siècle fût heureux? Qu’on aille à l’Esprit. Qu’entend-il par là? Qu’on retourne au paganisme, qu’on écoute le sang païen, qu’on rejette toute influence de l’Evangile: tout le monde héros, et sur-homme, comme des philosophes le diront après lui; redevenir l’homme qui est dieu par la force et la splendeur, sur les débris de l’homme-dieu par solidarité et résignation. Mais je ne pense point que, en son désir de se retremper au passé, ses désirs d’Antée se bornent à la Grèce. Sans doute, il admettrait la définition de Michelet: «la Grèce est une étoile, elle en a la forme et le rayonnement»; mais c’est vers le soleil qu’il va, vers le soleil des vieilles races orientales, vers la vie de tribu, et, à défaut d’un impossible vieil Orient, il voudra l’Orient des explorateurs, ou la prairie des Comanches, comme il sied à quelqu’un qui devine Nietzsche et se souvient encore de Mayne-Reid: puissance des images d’enfance chez un génie de vingt ans, d’images, dès lors, reflétées épiques, au point de coexister avec la découverte de nouveaux terrains littéraires. On me dira que c’est bizarre. Je pense que l’incompréhension des critiques, devant cette œuvre, prouve suffisamment que nous sommes dans l’exceptionnel. Et son rêve est de se fondre avec des forçats, comme Jean Valjean qu’il admire aussi, parmi des pays où l’on vit d’autres vies. Foin de l’amour divin, et des chants raisonnables des anges, foin de l’angélique échelle du bon sens, de tout ce qui rend vieille fille, la vie est la farce à mener par tous, et mieux vaut la guerre et le danger, malgré qu’ironiquement on puisse se [258] rappeler à soi-même des refrains de vieille romance—la Vie française, le Sentier de l’honneur. Tout est ridicule, même le salut. Alors l’alcool («j’ai avalé une fameuse gorgée de poison») et les délires.

Ecoutons la confession d’un compagnon d’enfer. C’est l’Epoux infernal qui singe la voix, les gestes, les allures de la vierge folle qu’il domine en son corps, et dont il tient toute l’âme, sauf une échappatoire, un sourire, une ironie, une restriction dans l’admiration. «Un jour, peut-être, il disparaîtra merveilleusement; mais il faut que je sache s’il doit remonter à un ciel, que je voie un peu l’assomption de mon petit ami!» Et cette simple restriction met tout en question, annihile la vassalité de la femme, qui se réfugie en son incompréhension de l’époux, comme l’époux croit devoir se garantir par des menaces de départ brusque. Equilibre instable de deux êtres qui se cherchent en eux-mêmes, en faisant semblant de se chercher l’un dans l’autre, et pour passer le temps et échapper à la psychologie qui s’impose trop, des tournées dans les ruelles noires, et des charités à deux, et des cabarets, des aspects d’idylle exquise dans l’insuffisance de l’amour, des désirs d’aventures où l’amour, retrouvant toute sa liberté, retrouverait toute sa saveur. Cette confession de l’Epoux infernal, c’est un conte de jeune amour complexe, trouble et charmant (à rapprocher d’«Ouvriers», Illuminations, p. 178). Et si l’amour ne comble pas cette âme inquiète, ni l’art qu’il veut impossible, alors le travail, la science—ce n’est point son affaire, c’est trop simple et il fait trop chaud. Exister en s’amusant, histrionner à la Baudelaire, soit [259] peindre des fictions, rêver des amours monstres et des univers fantastiques, regretter le matin, et les étonnements, ravis de l’enfance et ses grossissements, avoir rêvé d’être mage et retomber paysan… Il faut chercher le salut vers des villes de rêve. Sur le seuil de l’enfer, il y a des clartés spirituelles vers où tendre; armé d’une ardente patience, absorber des réalités; être soi totalement, âme et corps, penseur indépendant et chaste.

Telle est cette œuvre courte et touffue indiquant le départ hors d’une vie ordinaire vers quelque vie mentale et personnelle, sur laquelle on ne nous donne pas plus de détails.

LES ILLUMINATIONS

J’ai dit tout à l’heure ce qu’étaient en général les Illuminations; regardons-les maintenant de plus près.

Voici le petit poème Après le Déluge, qui nous explique la vision de l’écrivain. Rien n’a changé, depuis le temps où l’idée du déluge se fut rassise dans les esprits, c’est-à-dire peu ou beaucoup de temps après un laps de temps inappréciable de cent ou de deux mille ans, minute d’éternité. C’est presque en même temps qu’il y eut Barbe-Bleue, les gladiateurs, que les castors bâtirent, qu’on baptisa le verre de café mazagran, que les enfants admirent tourner les girouettes et regardent les images, qu’il y a des sentiments frais et des orgies, de mauvaise musique de [260] piano, c’est presque en même temps qu’on bâtira un splendide hôtel dans la nuit du Pôle. Tout est dans tout, au sens de la durée, naissance des pierres précieuses, superstitions, églogues et aussi le mutisme de la nature qui cache bien ses secrets. Peut-être les montre-t-elle un peu, au lendemain d’un déluge, dans sa hâte à se retrouver. Alors on peut avoir des visions fraîches. Il serait bon que les déluges ne soient plus dissipés, qu’il en revienne un, pas tant pour qu’on sache, mais pour qu’on voie. La vision du poète est monotone dans ces grands changements, et, sauf un cataclysme, tout est pour elle équivalent et contemporain. Les tableaux qui suivront sont pris des sentiments et des monuments à la fois éternels et d’une minute de cette humanité à la fois stable et kaléidoscopique telle que la veut voir le poète.

Alors des mirages. Après le dernier jour du monde, le monde barbare recommençant dans les glaces arctiques, et retrouvant, dans un atavisme, par merveille de routine demeurée, les fleurs qui n’existent pas, les pensées humaines; des paysages figurés où des anges dansent tout près des labours, un décor de primitif donnant une terre de Jouvence, des décors d’étude de nature, faits de tout près, en se penchant, comme Fleurs, grossissement d’une motte de terre jusqu’à l’étendue, jusqu’au désir de la mer et du ciel, et l’Aube, la joie fraîche de saisir les joies de lumière des premiers rayons d’été et Royauté, une sorte de chanson en prose sur la royauté de l’amour, et l’esquisse en trois lignes d’une ville esthétique adorant la beauté des êtres, des choses et des jardins.

[261] Puis des séries.

Voici l’enfance. Des notations d’abord d’objets et, relatifs à ces objets, des mots étranges, des noms propres bizarres qui ont frappé la jeune imagination, le grossissement de la nature, le rapport que l’enfant fait de tout, arc-en-ciel, fleur ou mer, à ce qui le touche le plus immédiatement, et puis les livres et les images, leurs fastes, et leur sentimentalité, et l’instinct éveillé chez l’enfant, un petit monde visionnaire qui se lève en lui et que détruit la parole bienveillante et ennuyeuse de la sollicitude des parents.

Et puis le paysage s’anime: des revenants, qui ont été des âmes tendres et généreuses, des maisons fermées le frappent. Qu’est-ce qu’une absence, un deuil, une vente? Qu’est-ce que la tristesse et la désolation? Et les fleurs magiques bourdonnent, le besoin de fixer couvre tout. Voici les peurs, qui lui arrivent de la légende: il y a un oiseau au bois, une cathédrale qui descend et un lac qui monte, et la grande peur, celle d’une voix qu’on entend au loin et qui vous chasse.

Puis le rêve où l’on se retrouve, où l’on se configure à soi-même par ses desseins (V. Mauvais Sang). On est le saint des gravures hagiographiques parmi les bêtes pacifiques et charmées, le savant de l’estampe d’après Rembrandt, le piéton de la découverte et de la croisade, et, au bout du rêve, la terreur du silence. Brève terreur; on aime bientôt le silence: «Qu’on me loue enfin ce tombeau.» Voici le rêve infantile d’une vie mystérieuse et contemplative au-dessous d’une énorme cité populeuse qu’on dédaigne, où l’on s’emmure.

[262] Et dans Vie (qu’il faut comprendre «rêveries»), une deuxième épreuve du même sujet, du dernier poème d’enfance, l’éveil de l’imagination par les textes: les dépassant, s’exaltant, les devinant, le cerveau de l’enfant invente des vies, des drames, il sort de sa personnalité étroite, suscite des personnages; un brahmane, créé par lui, lui explique les proverbes; les pensées se pressent; il existe pour lui des minutes radieuses et multiples d’intuitions géniales. «Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée.» Le roman de jeunesse, et la satiété d’avoir trop vite deviné la vie, et de s’être répandu en romans mentaux, et un peu de dégoût: «je suis réellement d’outre-tombe et pas de commissions.»

Les Villes font partie du défilé des féeries qu’a voulu Rimbaud: luxe de mirages, paysages de rêve. Bien des poètes, à cette heure-là, soit pris par la beauté de Paris, ses transformations, son sous-sol, usine dissimulée de constructions propres, soit touchés par le contact babylonien de Londres, ont rêvé des villes énormes, esthétiques, pratiques aussi. Des utopistes d’avant la guerre en ont laissé des opuscules, Tony Moilin par exemple. C’est cette préoccupation «que deviendra Paris, que sera la ville future?» que reprend Rimbaud: et il dépeint des villes de joies et de fêtes avec des cortèges de Mabs et des Fêtes de la beauté, dos beffrois sonnant des musiques neuves et idéalistes; il y a des boulevards de Bagdad, des boulevards de Mille et Une Nuits où l’on chante l’avènement de quelque chose de mieux que la journée de huit heures. On synthétise les lignes architecturales: on retrouve, [263] par l’art, la nature primitive, et l’on fait, sur ce modèle, des jardins; des passerelles et des balcons traversent la ville; un cirque, du genre de celui de Syssites de Flaubert, enserre tout le commerce de la ville et en débarrasse le demeurant; l’argent n’y a plus de prix—plus de villages, des villes, des faubourgs, et des campagnes pour la chasse.

A côté de cette série, des poèmes comme le Conte du Prince et du Génie, de l’âme inlassable de désirs et se consumant, et des paysages, violents de traduction figurative. Pour dire «du Pas-de-Calais aux Orcades», Rimbaud écrira: «du détroit d’indigo aux mers d’Ossian». Il bâtit son paysage de quelques traits principaux, accusés et même forcés d’importance: «sur le sable rose et orange qu’a lavé le ciel vineux». Il a vu et décrit les eaux rougeâtres, les fleurs vives, les coins des Venises du nord; il a interprété des bousculades de nuages, et tenté de fixer les formes terrestres qu’ils affectent un instant (p. 179). Et puis, au sortir de cet énorme travail verbal, de cette lutte avec le ténu, l’éphémère, la nuance d’un rayon de soleil ou d’une clarté lunaire, voici des cantilènes toutes dépouillées, toutes calmes, toutes simples, (verlainiennes en même temps que les Romances sans Paroles, moins belles peut-être ou plutôt moins touchantes, plus intellectuelles souvent), et des efforts à traduire les phantasmes d’ivresse, et de la satire touchant la magie bourgeoise, des féeries et de contrastantes notations de la rue, Hortense, Dévotion des pèlerinages à la ville de Circé. Mais, s’il est facile d’énumérer et de ramener la vision, on ne pourrait [264] qu’en citant faire comprendre la beauté complexe et sûre, l’agile doigté touchant si rapidement tant d’accords qui sont les phrases et les vues synthétiques de Rimbaud.

C’est par cette habileté verbale, et pour sa franchise à présenter des rêveries féeriques et hyperphysiques comme de simples états d’âme, à les démontrer état d’âme ou d’esprit, et justement puisque son esprit les contenait, que Rimbaud vivra. Il a été un des beaux servants de la Chimère. Il a été un idéaliste, sans bric à brac de passé, sans étude traînante vers des textes trop connus. Il a été neuf sans charabia. Il a été un puissant créateur de métaphores. On ne pourra regretter en cette œuvre que son absence de maturité et aussi sa brièveté.

[265]



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