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Portraits.
Le monument d’Arthur Rimbaud
***
Le 21 juillet, on inaugurait en belle place le buste d’Arthur Rimbaud à Charleville, sa ville natale; ce petit fait n’est point sans importance; il marque, dans l’histoire littéraire, une date; c’est le commencement des honneurs officiels pour cette pléiade de poètes qui précédèrent les poètes symbolistes, dont ils furent les aînés immédiats, pour ce groupe de poètes que Paul Verlaine, un d’entre eux, appela les poètes maudits, non sans quelque ressouvenir, peut-être un peu suranné, du romantisme.
Dans un volume qui contient six portraits littéraires, Verlaine analysait et vantait, outre Mme Desbordes-Valmore, quatre de ses propres émules; c’était Tristan Corbière, dont l’ironie neuve, l’émotion picaresque et la technique libre et fantasque n’étaient connues que de quelque dix personnes. Corbière venait de mourir à trente-six ans. C’était Villiers de l’Isle-Adam, Stéphane Mallarmé et Arthur Rimbaud. Verlaine s’était portraicturé lui sixième, sous le nom de Pauvre Lelian; cette fois, et c’était mieux, l’influence shakespearienne lui avait glissé cet anagramme.
[266] La sélection était juste, significative; elle eût été complète si Verlaine eût goûté à sa valeur la saveur des vers de Charles Cros et le particulier de sa vie. Le choix même de Marceline Desbordes-Valmore, placée dans ce livre, pour sa grâce, pour un peu d’oubli qui avait suivi une expansion trop restreinte de gloire, n’était pas malheureux. Marceline Desbordes-Valmore, en effet, avait eu des sincérités et aussi des coquetteries de sincérité, des élans simples et un éloignement de la rhétorique qui la rapproche de Corbière ou de Verlaine. L’hommage que lui adressait Verlaine lui rendit les poètes qui l’oubliaient un peu, depuis que Sainte-Beuve et Baudelaire avaient cessé de la vanter. D’ailleurs, entre ces poètes que groupait Verlaine, pas de ressemblance mais bien des affinités, car rien n’est aussi dissemblable que l’art de Verlaine et celui de Mallarmé. Deux liens les unissaient; d’abord, tous deux ils étaient des évadés du Parnasse, ensuite l’admiration des jeunes écrivains les citait ensemble; de plus, ils goûtaient réciproquement leurs œuvres.
Les malheurs de Paul Verlaine, sa pauvreté, l’alternance de ses chants émus, de ses élégies pieuses avec des pièces bacchiques et même érotiques qui sont la tare de son œuvre, l’idéal de perfection difficile d’écriture que s’était fixé Stéphane Mallarmé, contrastant avec une abondante et lucide causerie où il excella, fixent les traits de leur physionomie. Villiers de l’Isle-Adam, clown et mage, prosateur éloquent, souvent grandiose, ironiste souvent exquis, très rarement un peu fatigant, leur ressemble en leur amour de l’art et la recherche de l’originalité. Un point aussi les caractérise [267] tous trois. Ils ont, en quittant le Parnasse, laissé se diminuer de beaucoup leur admiration pour Leconte de Lisle, moins celle qu’ils portaient à Théodore de Banville. Ils admettent Hugo comme un très grand poète, mais non point comme les Parnassiens à l’état de miracle, et ils sont résolus à sortir des routes qu’il a tracées. Tous trois sont fortement Baudelairiens, et ils continuent l’œuvre de l’auteur des Fleurs du Mal; par Baudelaire, ils ont subi l’empreinte de Poe. C’est Poe, surtout, le maître de Villiers de l’Isle-Adam; c’est Baudelaire et Poe qui apprennent aux poètes qui les aiment, à resserrer le champ d’action de la poésie pour lui donner plus d’intensité; tous les genres que la prose peut prendre, ils les lui abandonnent, surtout ils lui laissent tout récit, toute évocation épique. On venait d’écrire beaucoup de petites épopées, et la prose de Salammbô paraissait plus capable de chant héroïque que le vers romantique ou parnassien. Encore un autre souci hanta, parmi ce groupe, au cours de leur développement, deux poètes, Verlaine et Rimbaud. Ils pensaient que si Baudelaire avait eu raison de condenser le vers romantique que les élèves de Musset et d’Hugo avaient relâché, il était temps, la condensation de Baudelaire ayant été à son tour exagérée, de rendre ce vers plus souple, plus mobile, et de le débarrasser de ce qu’on pourrait appeler les difficultés d’amour-propre, les petits obstacles qui donnent à bon compte de la difficulté vaincue. Ils pratiquaient ce qu’on appelle actuellement le vers libéré (très différent de ce qu’est le vers libre, qui prend ailleurs ses moyens de structure), ils négligeaient de placer exactement la césure, [268] admettaient l’hiatus, abolissaient les rimes pour l’œil, la différence faite entre les singuliers et les pluriels, et se soustrayaient à l’obligation édictée par Banville de rimer avec la consonne d’appui. En somme, ils voulaient la rime, moins prévue, moins obligatoirement sonore, ils la cherchaient moins rhétorique et plus musicale, et Verlaine a bien traduit sa pensée en traitant la rime de bijou d’un sou, c’est-à-dire d’affiquet sans valeur, en toc, dont l’exhibition trop apparente était preuve de mauvais goût. Un trait commun relie encore ces artistes, que Verlaine groupait dans son livre des Poètes maudits: ils ont tous des parties de génie, tous sont contrecarrés dans le développement de ce génie par quelque côté de leur esprit. Supérieurs comme portée à leurs adversaires littéraires, ils n’en ont pas toujours eu l’abondance heureuse, ou l’opiniâtreté, ou le don de se présenter en une formule d’apparence définitive. Il leur a manqué quelque chose pour réaliser pleinement un idéal très élevé. Ils ont très bien vu ce qui manquait à notre poésie et à notre littérature, qu’elle avait trop d’action, pas assez de rêve, et qu’on y discourait trop; ils l’ont fortement marqué, mais ils n’ont pas mis, à la place de l’idéal qu’ils refusaient, un idéal complet; ils n’ont point détrôné les vieilles formules pour en instituer une autre, comme c’était leur rêve. Ils n’ont pas fait l’avenir, mais ils ont sur lui une influence considérable.
Parmi ces écrivains exceptionnels, Arthur Rimbaud est un cas à part; parmi ces figures de haute originalité, il est d’apparence légendaire. Sa précocité est plus grande que toute autre connue: c’est à l’école [269] qu’il fait ses premiers bons vers; il les envoie à des amis à Paris; on lui fait fête, on l’appelle. Théodore de Banville, Cros, Verlaine l’encouragent. Victor Hugo dit: C’est Shakespeare enfant. Il a dix-huit ans quand il écrit son poème le plus fameux: Le Bateau ivre; il a vingt ans quand il note les Illuminations, série de poèmes en prose mêlée de quelques poèmes en vers, où il y a des éclairs ardents de lyrisme, des concisions extraordinaires, des visions neuves, une mêlée d’images, de métaphores qui se nuisent par leur complexité touffue, puis brusquement il prend en haine la littérature et va gagner sa vie loin de France, ayant pris en dédain la vie d’Europe, soucieux d’autres horizons…
C’est un départ bizarre, si on ne l’explique par la lassitude qu’il a d’un monde littéraire si éloigné de ses idées, si éloigné de désirer ce que lui veut exiger de l’art. Mais c’était un départ raisonné, car désormais aucune de ses lettres ne fera à la poésie la plus légère allusion. En Éthiopie, où il donnera des soirées en sa factorerie, il distraira ses invités par des danses et des chansons des pays Gallas ou Amhariques, et s’il écrit, ce sont quelques notes précises et documentaires, à la Société de géographie. Le poète marcha beaucoup et fit des découvertes, mais personne n’eût pu se douter qu’il avait eu des ailes. Et encore, on ne pourrait dire que, lorsqu’il quitta l’Europe, il allait se faire explorateur; non, il cherchait seulement à aller le plus loin possible, à changer de milieu le plus souvent possible, en vivant sur le pays, grâce aux habiletés diverses qu’un Européen instruit apporte toujours, dans la [270] mesure de sa culture scientifique, dans les pays neufs. «Si je reviens (en Europe), écrit-il à sa famille (en 1885), ce ne sera jamais qu’en été, et je serai forcé de redescendre, en hiver au moins, vers la Méditerranée. En tout cas, ne comptez pas que mon humeur deviendrait moins vagabonde. Au contraire. Si j’avais le moyen de voyager sans être forcé de séjourner pour travailler et gagner l’existence, on ne me verrait pas deux mois à la même place. Le monde est plein de contrées magnifiques que les existences réunies de mille hommes ne suffiraient pas à visiter. Mais d’un autre côté, je ne voudrais pas vagabonder dans la misère. Je voudrais avoir quelques milliers de francs de rente et pouvoir passer l’année dans deux ou trois contrées différentes, en vivant modestement, et en m’occupant d’une façon intelligente à quelques travaux intéressants. Vivre tout le temps au même lieu, je trouverai toujours cela très malheureux. Enfin, le plus probable c’est qu’on va plutôt où l’on ne veut pas, et que l’on fait plutôt ce qu’on ne veut pas faire, et qu’on vit et décide tout autrement qu’on ne le voudrait jamais, cela sans espoir d’aucune espèce de compensation.»
Dans ses voyages, soit à Aden, soit aux plateaux du Harrar, où en rapport avec M. Ilg, M. Chefneux et les conseillers européens du négus Ménélick il semble avoir exercé quelque influence, on peut croire qu’il n’a jamais lu de livre littéraire; les ouvrages qu’il fait venir sont d’un ordre purement technique, soit les Constructions métalliques de Monge, les manuels du charron, du tanneur, du verrier, du briquetier, du fondeur en tous métaux, du fabricant de bougies (de chez [271] Roret), un traité de métallurgie, une hydraulique. Sa correspondance ne contient pas un mot qui ait trait à la littérature; il ne fut en rapport avec aucun écrivain. Une seule velléité et pas exclusivement littéraire! En 1887, il proposa au Temps une correspondance relative aux opérations de l’armée italienne en Éthiopie; la négociation n’aboutit point. M. Paul Bourde, son ancien condisciple à qui il s’était adressé, le mit au courant, bien incompréhensivement d’ailleurs, du bruit qui se faisait autour de ses œuvres. Il ne semble pas s’en être autrement préoccupé. C’était bien, et voulu obstinément, le plongeon dans l’ombre, à moins qu’il n’ajournât tout après la conquête de cette indépendance qu’il se rêvait. C’est en tâchant de la conquérir, qu’il tomba malade; il revint en France pour y agoniser longuement.
⁂
L’œuvre poétique d’Arthur Rimbaud, dont on a pu reconstituer une notable partie, compte un peu plus d’un millier de vers. Les poèmes de la première période (il a quinze ans) ne sont point sans réminiscences d’Hugo et de Musset, c’est à Hugo qu’il emprunte ce Forgeron:
Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant,
D’ivresse et de grandeur, le front vaste, riant
Comme un clairon d’airain avec toute sa bouche
Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,
[272] Le Forgeron parlait à Louis XVI, un jour
Que le Peuple était là, se tordant tout autour
Et sur les lambris d’or traînant sa veste sale.
et c’est Musset, le Musset du début de Rolla qui lui inspirera Soleil et chair:
O Vénus, o déesse,
Je regrette les temps de l’antique jeunesse
Des satyres lascifs, des faunes animaux,
Dieux qui mordaient d’amour l’écorce des rameaux
Et dans les nénuphars baisaient la Nymphe blonde.
Je regrette les temps où la sève du monde,
L’eau du fleuve, le sang rose des arbres verts
Dans les veines de Pan mettaient un univers.
On notera, dans le même poème, l’influence de Théodore de Banville, du Banville des Exilés, l’évocateur de dieux païens:
O grande Ariadné, qui jettes tes sanglots
Sur la rive, en voyant fuir là-bas sur les flots,
Blanche sous le soleil, la voile de Thésée;
O douce vierge enfant qu’une nuit a brisée,
Tais-toi! Sur son char d’or bordé de noirs raisins,
Lysios, promené dans les champs phrygiens
Par les tigres lascifs et les panthères rousses,
Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses.
Dans sa seconde période (il a seize ans), après encore du Musset libertin, une Comédie en trois baisers, des caricatures féroces comme les Assis, des tableaux de genre d’un ton doux, comme ces Effarés, qui lui appartiennent en propre avec leur mélange de gaminerie [273] et de tendresse, sorte d’image à la Teniers, mais émue:
A genoux, cinq petits: misère!
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et quand, tandis que minuit sonne,
Façonné, pétillant et jaune
On sort le pain.
Quand, sous les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons.
Que ce trou chaud souffle la vie,
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,
Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre,
Qu’ils sont là tous.
Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses
Entre les trous.
Mais bien bas, comme une prière,
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert.
Si fort qu’ils crèvent leur culotte
Et que leur chemise tremblote
Au vent d’hiver.
Mais surtout il faut dans cette œuvre choisir le [274] Bateau ivre, une centaine de vers, d’une expansion lyrique alors toute neuve, divination d’un adolescent qui n’avait point vu la mer, page descriptive des plus curieuses, transposition aussi de certains états d’âme, de certains appétits d’aventures qu’il avait déjà, et de la lassitude native. C’est le bateau à la dérive, à qui il prête une voix:
Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Et dès lors, je me suis baigné dans le poème
De la mer . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Où teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que vos lyres
Fermentent les rousseurs amères de l’amour.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baisers, montant aux yeux des mers avec lenteur;
La circulation des sèves inouïes
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’ai vu des archipels sidéraux, et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur,
Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future vigueur.
La curiosité publique néglige parfois les côtés larges d’une œuvre nouvelle, pour s’arrêter outre mesure à quelque détail un peu criard. Ce fut le cas pour Rimbaud et pour son Sonnet des Voyelles. Il faut [275] dire que ce ne fut pas tout à fait la faute du public, beaucoup de jeunes artistes qui suivaient assez inconsidérément le mouvement nouveau, et qui étaient surtout sensibles à ses audaces qui furent, pour le symbolisme, ce que furent pour le romantisme ses truculences, attachèrent eux-mêmes un sens trop capital à ce sonnet et s’en firent candidement une esthétique. Il faut remarquer que dans sa Saison en enfer Rimbaud, pour parler du Sonnet des Voyelles, débute ainsi: «A moi, l’histoire d’une de mes folies…. j’inventai la couleur des voyelles! A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique, accessible un jour ou l’autre à tous les sens… Ce fut d’abord une étude; j’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable; je fixais des vertiges.
Le texte est net. Le Sonnet des Voyelles ne contient pas plus une esthétique qu’il n’est une gageure, une gaminerie pour étonner les bourgeois. Rimbaud traversa une phase où, tout altéré de nouveauté poétique, il chercha dans les indications réunies sur les phénomènes d’audition colorée, quelque rudiment d’une science des sonorités. Il vivait près de Charles Cros, à ce moment hanté de sa photographie des couleurs, et qui put l’orienter vers des recherches de ce genre. En surplus il ne faut jamais oublier, avec Rimbaud, l’influence fondamentale de Baudelaire dont les Correspondances hantaient fort les cerveaux de ses disciples. Rimbaud essaya de noter quelques correspondances possibles, sur ce terrain de l’harmonie verbale; [276] il fit peut-être fausse route, en tout cas il ne se servit point de sa méthode. Il reste de cette tentative les belles analogies que signalent quelques vers de son sonnet.
E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers fiers, rois blancs, frisson d’ombelles;
I, pourpres, sang craché, rires des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes.
U, cycles vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux.
Ce fut après ces recherches d’une poésie infiniment compliquée, que Rimbaud donna de douces cantilènes, analogues de ton à certaines qui contribuèrent à la gloire de Verlaine; il disait dans sa chanson de La plus haute Tour:
Oisive jeunesse
A tout asservie
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah! que le temps vienne
Où les cœurs s’éprennent…
et d’autres poèmes d’un charme neuf; c’était le temps où il écrivait les Illuminations.
Paul Verlaine disait qu’«Illuminations» devait être pris un peu en synonyme d’enluminures, d’imageries, de ce que les Anglais appellent coloured plates. L’ambition du titre et du livre apparaissent plus grandes. Il [277] s’est agi pour l’auteur de tirer des feux d’artifice d’images. Le livre a paru difficile. Cette difficulté apparente c’est que, comme plus ou moins tous les poètes qui ont développé l’idée romantique, en se gardant de la rhétorique et des longs développements, il supprime les transitions, et dédaigne de donner des explications préalables. Ainsi ces facettes de prose, intitulées Enfances, qui procèdent par phrases juxtaposées:
«Je suis le saint en prières sur la terrasse, comme les bêtes pacifiques paissent jusqu’à la mer de Palestine.
«Je suis le savant au fauteuil sombre; les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.
«Je suis le piéton de la grande route par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant.
«Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée portée à la haute mer, le petit valet suivant l’allée dont le front touche le ciel.
«Les Sentiers sont âpres; les monticules se couvrent de genêts, l’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin! Ce ne peut être que la fin du monde en avançant.»
Les phrases forment un fragment indépendant d’une série intitulée Enfances où Rimbaud a voulu décrire ses sensations d’enfance, mais non point en les résumant didactiquement, mais en essayant de donner, par la juxtaposition des idées, l’impression de leur naissance rapide et successive, l’impression d’images de lanterne magique qu’elles purent avoir en passant dans son jeune esprit. Ce petit fragment contient l’histoire de sa [278] rêverie dont les éléments lui sont donnés par des illustrations de Vies de saints, par quelque Faust, quelque conte du Petit Poucet, le tout mêlé à ses souvenirs de promenades, à ses impressions personnelles de nature, ainsi que cela peut se faire chez un enfant très liseur et très impressionnable.
Ailleurs, dans la Saison en enfer, il explique qu’il est un Celte, qu’il a, de ses ancêtres gaulois, «l’œil bleu, la cervelle étroite et la maladresse dans la lutte.» Il indiquera qu’il sent qu’il a toujours été race inférieure et qu’en sa race il se rappelle l’histoire de la France, fille aînée de l’Église. «J’aurais fait, manant, le voyage de Terre sainte; j’ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des rues de Byzance, des remparts de Solyme; le culte de Marie, l’attendrissement sur le Crucifié s’éveillent en moi, parmi mille féeries profanes. Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied du mur rongé par le soleil; plus tard, reître, j’aurais bivouaqué sous les nuits d’Allemagne.
«Ah! encore, je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants.»
Je crois qu’on ne trouvera là nulle obscurité; c’est une évocation d’âme de roturier, de vilain, selon un Michelet ou un Thierry, mais le petit mot d’explication qui placerait tout de suite le lecteur sur le terrain historique, l’auteur ne le dira pas. La généralité des auteurs cherche à épargner toute fatigue et toute intuition nécessaire à leurs lecteurs. Rimbaud exige du sien un petit effort. Il ne veut pas alourdir sa phrase par des développements qui ne feraient pas corps avec l’idée, [279] qui ne seraient qu’explicatifs; le lecteur se refuse à cet effort, et alors l’accusation d’obscurité adressée à l’auteur se précise.
⁂
Je ne cite que des cas particuliers, de ces œuvres en prose de Rimbaud si courtes, mais très touffues et profondément variées de page en page. Il y aura toujours des auteurs difficiles, et il faut sans doute qu’il y en ait puisqu’il y en a. L’évolution de la littérature n’est pas un phénomène de hasard. Il y a lien et logique entre les phénomènes. C’est logiquement que le romantisme a produit Baudelaire, que de Baudelaire ont procédé les poètes tels que Verlaine et Rimbaud et que le symbolisme s’est produit.
C’est par un jeu fatal de contraste et d’équilibre qu’après la poussée symboliste est intervenue une sorte de réaction parnassienne; toute action est suivie de réaction. Quelle sera l’influence de Rimbaud, nous ne pouvons encore le délimiter. Elle sera. S’exercera-t-elle, par dilution, chez des écrivains plus abordables, sur le grand public? l’œuvre de Rimbaud ne sera-t-elle qu’un livre rare, où iront se délasser des blasés, des amateurs de littérature sans concessions, d’art pour l’art? C’est le temps qui fixera ces points. Mais notons qu’en dehors de tout, c’est une précieuse note psychologique pour l’étude de la formation des cerveaux littéraires, que cette sorte de poussée de sève, chez un tout jeune homme, suivie d’un si long et dédaigneux silence.
[280] Rimbaud avait-il tout dit? C’est possible. Le doute où l’on en est, et que rien ne permet de fixer, laisse sa figure plus énigmatique, partant plus curieuse pour le critique. Mais pour ceux qui, plus sévères que Victor Hugo, ne lui concéderaient pas le génie, il reste un être très exceptionnel; nier son expansion intellectuelle ne signifierait rien; il vaut mieux tâcher de la comprendre et d’établir entre soi et lui, au prix d’un peu d’effort, la relativité qu’on peut avoir sans difficulté, avec un écrivain quelconque, plus normal ou moins ambitieux, ou moins prophète, ou moins doué.
[281]
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