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Symbolistes et Décadents de Gustave Kahn

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Le Parnasse et l’Esthétique parnassienne > > >


Études.

La littérature des jeunes et son orientation actuelle

***

I

Le poème et le roman.

C’est peut-être une illusion qui régna à toutes les époques, que de considérer la période d’années dont on est le spectateur, comme l’exemple, en son développement artistique et littéraire, d’une complexité jusque-là inconnue. C’est peut-être faute de recul, et par difficulté d’établir sur des contemporains un de ces classements simples où excella l’ancienne critique. Ces classements ne présentent d’ailleurs qu’une simplicité très artificielle due à des coupes sombres dans le taillis ou la forêt qu’on eut à inventorier.

La preuve en est que cette besogne n’est jamais définitive, qu’à peine les critiques-jurés ont terminé leurs pesées, organisé leur mise en place des génies et corollairement des talents, les protestations s’élèvent.

D’une part, les érudits, tout en acceptant, en sa généralité, l’ordonnance que signifièrent les critiques, leur apportent par brassées ou par petits paquets des [310] documents nouveaux ou au moins tirés de l’oubli, et la ligne générale, si élégamment tracée, s’altère; d’autre part, les écrivains, les poètes s’insurgent; ils apportent, avec preuves à l’appui, avec l’affirmation d’une admiration qui trouve des échos, telles œuvres négligées, reléguées, et font reviser le procès de ces dédaignées. Cette double voie de protestation n’est guère possible contre des jugements contemporains, éphémères, qui sont amendés souvent par une évolution intellectuelle des juges ou infirmés par de nouvelles œuvres de ces mêmes auteurs, pour lesquels on avait tenté, un peu prématurément, un essai de classement. De plus, les critiques n’aiment point formuler, sur le phénomène mouvant qu’est la production contemporaine, une mise en place, qui serait fort difficile, s’il fallait à toute œuvre attribuer, au juste, sa valeur de beauté; on pourrait plus facilement tracer autour des écrivains et des livres caractéristiques leur sphère d’influence; mais encore il y faudrait un large appareil dépassant le cadre d’une étude. C’est pourquoi nous n’avons pas, sous forme brève, de carte, pour ainsi dire, du ou des mouvements littéraires actuels. On voudrait, ici, indiquer à travers leur apparente confusion quelques lignes d’ensemble.

Quelque jugement qu’on porte sur la valeur, la beauté, l’opportunité du mouvement symboliste, il est certain que ce furent les écrivains englobés sous ce [311] nom qui produisirent (vers 1885 et 86) le premier mouvement qui se dessina avec carrure depuis l’avènement, antérieur à eux d’une quinzaine d’années, du naturalisme. Ils trouvaient devant eux le naturalisme triomphant sur le terrain du roman moderne, et c’était les Parnassiens qui écrivaient des poèmes.

Ici une parenthèse me semble utile.

On a discuté passablement sur l’alternance des écoles, leur nécessité, leur bien fondé, leurs liens entre elles, leurs oppositions; il semble que, de l’examen de ce siècle, une sorte de loi se dégage ressortissant d’ailleurs des phénomènes de contraste. Elle est applicable surtout aux périodes de développement d’art libre, non gêné par des influences religieuses ou royales qui purent, à certaines époques, modifier sérieusement la marche des choses; elle pourrait se résumer ainsi: quand une élite a apporté son œuvre et qu’on est en train de tirer de cette œuvre le maximum d’effets qu’elle comporte, une autre élite, plus jeune, prépare un canon de l’œuvre d’art absolument différent, et qui a son expansion pleine à la période suivante. Ce mouvement neuf est alors combattu ou par une réaction vers l’école précédente, ou par une formule nouvelle: c’est-à-dire qu’au moment où une formule est en vigueur, où une école est maîtresse en apparence du champ littéraire, un groupe composé d’artistes plus jeunes se prépare obscurément à apporter aux hommes une matière de joie ou d’ennui tout opposée, une modulation tout diverse des sentiments. Au moment où cette nouvelle école éclate, souvent elle ne trouve plus devant elle les protagonistes même de l’école précédente, [312] mais plus généralement des disciples intelligents. C’est l’école nouvelle qui compte des cerveaux créateurs, et après une lutte plus ou moins longue, elle triomphe. Ainsi, durant que le Romantisme portait l’attention sur le poème, le théâtre en vers, le roman idéaliste, Stendhal et Constant avaient travaillé avec moins d’éclat (selon l’opinion de leur temps) mais préparaient Balzac, dont l’expansion glorieuse amena l’avènement du naturalisme. Or, tandis que le naturalisme s’épandait en plein succès par Goncourt, et surtout par Zola, le symbolisme se préparait, méditait le roman lyrique, comme il préparait une refonte du vers, en dehors des héritiers du romantisme, les Parnassiens. Quand le symbolisme victorieux aura sa pleine expansion (qui ne se fera peut-être pas dans les mêmes modes que celle du romantisme, ou du naturalisme, car ces aspects se modifient un peu avec l’état social), un autre groupe se présentera qui fera droit à des formes d’art, à des modes de penser que le symbolisme aura négligés; car, en principe, aucun groupement littéraire ne peut donner une formule, sur tous points satisfaisante et de plus il fatigue la formule dont il se sert.

Il est évident qu’il y a toujours des isolés et des indépendants, des esprits libres et hantés d’horizons divers, qu’on ne peut ranger dans aucune école et qui font prévoir les générations futures, pour l’embryon de leur développement. Ainsi furent Baudelaire, romantique jusqu’à un certain point, et Flaubert, dont le réalisme se doublait d’une manière de romantisme, mais, comme celui de Baudelaire, épris de concision et [313] d’exactitude, tandis que le romantisme courant était d’abondance, d’hyperbole et de paroxysme; pourtant ils ne dérangent pas l’ensemble de la règle et la rendent seulement plus complexe.

Les symbolistes avaient beaucoup lu Baudelaire et Flaubert, et les réfractaires du Parnasse, Mallarmé, Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Charles Cros, et ce réfractaire du naturalisme, Huysmans. Les premiers étaient en marge par esprit de création, et naïvement; le dernier l’était, en prenant le vent et par amalgame, très influencé de Théophile Gautier, par exemple; les jeunes écrivains leur reconnaissaient toute leur valeur; mais la grande route était tenue d’un côté par les Parnassiens, Leconte de Lisle, Banville, Mendès, et de l’autre par le naturalisme de Goncourt, de Daudet, de Zola. C’était Zola qui accaparait l’acclamation. Les autres naturalistes, à côté de lui, trouvaient l’admiration, mais ce n’était point eux qui l’avaient forcée.

Les jeunes de ce temps-là avaient à reprocher au Parnasse qu’il n’était point une école neuve, mais une fin de romantisme, une variation sur le romantisme, un romantisme classicisant et hellénisant; au naturalisme ils objectaient qu’il ne tenait aucun compte des besoins d’évocations, de légendes, de songe, de fantaisie dont ils avaient la notion depuis les œuvres étrangères d’un Poe ou d’un Heine. Des écrivains eussent pu satisfaire ces désirs nouveaux, sans des tics spéciaux venus d’habitudes d’esprit des temps qui venaient de s’écouler, tel Villiers de l’Isle-Adam, si grand par la couleur verbale et de beaux paroxysmes nobles, mais si entaché d’occultisme et de religiosité combative. Verlaine [314] rachetait la fréquence de ses oraisons par la sorte de candeur (malgré malices éparses) qu’il jetait sur tout ce qu’il produisait. Huysmans mettait, à ses notations curieuses, toute la lourdeur et l’énervement gastralgique de sa forme. Rimbaud était inconnu et, malgré la beauté de ses œuvres, souvent trop schématique et trop spécial. Léon Dierx trop enfermé dans son naturisme pessimiste. Mallarmé eut une influence de grand honnête homme; le désintéressement de son œuvre et de sa vie, et la hauteur de sa parole, devait plaire plus encore que la très grande beauté de son œuvre restreinte, à des jeunes gens épris d’art, et l’avoir aimé est une bonne note pour ceux qui l’approchèrent, des premiers, pour confronter au sien leur idéal d’art, et non plus, comme cela se fit plus tard, pour glaner près des javelles de ce causeur charmant (qui, s’il dédaignait d’écrire d’une foule de choses, les éclairait, en passant, d’un mot), des épis rares et précieux.

L’apport le plus net du symbolisme, c’est le vers libre. Si le mot de Symbolisme est aussi confus que celui de romantisme, qui n’a pris, qu’en fin de compte, sa signification très claire, le vers librisme est quelque chose de très tranché. C’est le vers individualiste qui a été trouvé, non pas une formule plus large que celle du vers romantique, mais une formule élastique qui, en affranchissant l’oreille du ronron toujours binaire de l’ancien vers, et supprimant cette cadence empirique qui semblait rappeler sans cesse à la poésie son [315] origine mnémotechnique, permet à chacun d’écouter la chanson qui est en soi et de la traduire le plus strictement possible. C’est à cause de la largeur même de son ambition que le vers libre, s’il a des définitions, n’a pas de prosodie, et quand il en aura une, ce ne pourra être un petit code fondé sur des habitudes de l’oreille et la tradition comme l’antérieure prosodie, mais une poétique tenant compte des lois du langage et de l’émotion artiste.

Quant au symbolisme [8], la meilleure définition en est encore la plus large; ce serait celle de M. de Gourmont dans sa préface du livre des Masques: «Admettons que le symbolisme c’est même excessive, même intempestive, même prétentieuse, l’expression de l’individualisme dans l’art.» Ajoutons que c’est un retour à la nature et à la vie, très accentué, puisqu’il s’agit pour l’écrivain qui veut créer, de se consulter lui-même en sa propre intelligence, au lieu d’écrire d’après une tradition livresque, qui est le plus souvent, pour les débutants de toutes les époques, la tradition mise à la mode par les derniers succès.

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Note

[8] Voir sur cette question, Les Propos de littérature, de M. Albert Mockel et le livre des Masques de M. Remy de Gourmont, L’Art symboliste, de M. Georges Vanor, contemporain de la naissance du mouvement.

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Au plus lointain des revues symbolistes, on trouve auprès d’œuvres de Mallarmé et Paul Verlaine et la réimpression ou impression première des œuvres de Rimbaud, alors disparu, les noms de Jules Laforgue, de M. Jean Moréas, de M. Paul Adam et celui du signataire de cet article. Très rapidement de nouveaux [316] symbolistes apportèrent poèmes et livres, et la liste actuelle de ceux qui acceptèrent cette appellation serait nombreuse. Ce serait MM. Maurice Maeterlinck, Henri de Régnier, Emile Verhaeren, Francis Vielé-Griffin, Stuart Merrill, Dubus, Charles Morice, Remy de Gourmont, Saint-Pol Roux, Albert Mockel, André Gide, Paul Claudel, Max Elskamp, Paul Fort, Charles Henry Hirsch, André Fontainas, Charles van Lerberghe, Adolphe Retté, Robert de Souza, Camille Mauclair, Robert Scheffer, Dumur, Albert Saint-Paul, Ferdinand Herold, Y. Rambosson, Paul Gérardy, Tristan Klingsor, Edmond Pilon, Henry Degron, A. Thibaudet, Marcel Réja, etc… Parallèlement au mouvement symboliste, des artistes qui n’acceptaient point le vers libre participaient par certaines nuances fondamentales au groupe nouveau, tels Albert Samain, M. Pierre Quillard, M. Paul Valéry. M. Pierre Louys ne fut jamais un vers libriste, ni peut-être tout à fait un symboliste, il voisina. D’ailleurs l’ampleur du mouvement fut assez grande pour que des groupes différents s’y pussent former, que de nombreuses diversités s’y montrassent, ce qui est le cas d’un mouvement individualiste, ayant pris en passant une étiquette, plutôt pour se différencier des écoles en vigueur que pour se désigner effectivement.

Le symbolisme projeta ainsi d’abord l’école romane, M. Jean Moréas, M. Raymond de la Tailhède, M. Raynaud, M. Du Plessys voulurent, ce qui était l’antithèse d’un mouvement individualiste, se conformer à l’union artificielle que fut la Pléiade du XVIe siècle. La Pléiade recherchant un but commun, [317] une modernisation, par archaïsme, de la langue, pouvait affecter cet aspect ordonné et quasi-scolaire. Ces messieurs imitèrent la Pléiade, par quelques-uns de ses défauts les plus apparents, par l’épitaphe commune et le sonnet dédicatoire, par quelques archaïsmes, puis revinrent à leur nature de bons poètes un peu classiques et les Stances que publie M. Jean Moréas, délivrées de ce jargon, semblent devoir être la meilleure œuvre du poète des Cantilènes et sa plus individuelle encore que certaine gracilité de l’idée en dépare la pure forme.

Ensuite parut un groupement où figuraient surtout M. André Gide et Henry Maubel, et qui parla d’un certain idéo-réalisme qui eût eu pour but d’exprimer des sensations très rares, de recréer la vie et le rêve, de donner des impressions de silence, de phénomènes d’âmes, de paysages d’âmes, en prose ou en vers dans une forme plus unie que celle des premiers symbolistes, le Voyage d’Urien, Paludes, Dans l’Ile, tout récemment la Connaissance de l’Est de Paul Claudel ressortent de cette esthétique.

Pendant ce temps le Parnasse continuait à vivre et les poètes parnassiens à publier. Ni M. Mendès, ni Dierx n’apportèrent à leur esthétique poétique de modification. M. de Heredia non plus; néanmoins la publication, en 1892, des Trophées [9], crée une date d’influence et une esthétique se présenta sinon nouvelle, au moins dans toute sa carrure; il semble que ce courant ait prévalu auprès de quelques symbolistes [318] qui ont joint à certaines de leurs anciennes préoccupations, des désirs plus précisés de décors antiques et de vers plus classiques et plus réguliers. Ainsi M. H. de Régnier, ainsi l’auteur d’Aphrodite. En tant que sonnetiste exclusif, M. de Heredia est surtout suivi par M. Léonce Depont, ou M. Legouis, artistes de réelle valeur. Mais une partie de l’impression antique et évocatrice de décors qui se dégage des Trophées se retrouverait dans un sillon plus large. Cette esthétique, en tenant compte en route d’admirations romantiques et parnassiennes, se rattache surtout à Chénier, et par lui au classique du XVIIe et à l’antique. Elle infirmerait, en tant que tendance, la recherche romantique du pittoresque et les recherches de réalité du réalisme et du naturalisme et en reviendrait aux belles fables païennes, librement restituées du grec, avec quelques nuances de symbole moderne. Parallèlement au symbolisme, un poète très distingué, Georges Rodenbach, qui lors de ses débuts avait manié un vers parnassien souple et familier, progressait lentement vers un art plus personnel et plus profond que celui de ses premiers volumes. Il apportait un joli chant d’intimités, une attention douce et sérieuse à noter de la vie intime et douloureuse, à décrire des sensations brèves et blanches, à analyser de la vie comme en rêve. C’était tantôt de calmes béguinages, des traductions de Vies muettes (comme dit si joliment l’allemand au lieu de notre affreux mot nature morte, des stilleben) des vies encloses, selon son expression. Certaines contemplations ardentes de silence d’eau et de lune font penser à Jules Laforgue, et le dernier livre de Georges Rodenbach, [319] le Miroir du ciel natal, est écrit en vers libres. C’était, pour le vers librisme, la plus précieuse des amitiés nouvelles.

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Note

[9] Voir une consciencieuse étude de M. Antoine Albalat sur M. de Heredia.

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La liste des jeunes poètes qui se sont adonnés à écrire des intimités est d’ailleurs nombreuse et variée, et les talents ici abondent, chez les vers libristes, et chez ceux qui conservent une forme régulière; c’est là d’ailleurs, dans ces visions courtes, que la forme régulière offre le moins de danger, car la rhétorique, sa conséquence ordinaire, y est plus difficile, et détonne si fort qu’on peut mieux la supprimer. Ce sont, ces poètes: Francis Jammes qui sait, en des vers très parfumés d’épithètes colorantes et exactes, dire tout le détail des beautés de nature, des feuilles, des fleurs, de l’ombre et tout l’ardent soleil et tout le nonchaloir de son pays de Béarn, et aussi les joies et les tristesses des humbles. M. Henry Bataille (dont le développement dramatique est puissant) a donné, dans la Chambre Blanche, les plus minutieuses sensations de convalescence; il a publié aussi de très curieuses notations versifiées des œuvres peintes. M. Charles Guérin est un poète tendre et ému, dans sa forme un peu grise et à trop longues traînes. M. Jules Laforgue, dans son livre, les Premiers Pas, et des poèmes épars, a traduit le soleil et la glèbe de son Quercy natal en des vers fermes ou attendris. MM. René d’Avril et Paul Briquel ont fait défiler des heures transparentes du paysage lorrain. M. Henri Ghéon, dans les Chansons d’Aube, a chanté à la beauté des choses une jolie sérénade matinale.

C’est aussi parmi les intimistes, en notant qu’il est [320] infiniment plus curieux de l’âme humaine et de la passion amoureuse que de son décor, qu’il faut ranger M. André Rivoire dont le Songe de l’amour, narre par l’essentiel et au moyen de courtes pièces serrant les crises d’âme, un roman de tendresse; il faudrait noter aussi de celui-ci, une amusante tentative d’imagerie littéraire, une Berthe aux grands pieds, rajeunie et modernisée de l’ancienne légende, amusante et lyrique: M. André Dumas se tient dans la même région d’art que M. André Rivoire.

D’autres jeunes poètes vibrent au contact des choses et leur recherche serait de chanter les forces sociales, et d’être les poètes du désir libertaire de fraternité et de solidarité. C’est évidemment le but et la fonction de tous les poètes et les derniers venus n’ont pas plus inventé cette gamme généreuse, que les naturistes n’ont retrouvé le sentiment de la nature, inlassablement gardé à travers toutes les écoles depuis et y compris le romantisme; je veux dire que ces jeunes poètes s’y spécialisent et certes, non ennemis d’une certaine rhétorique, qui, pour être plus dissimulée, n’en existe pas moins, ils précisent cette poésie fraternelle et humanitaire, comme il est le plus simple de le faire, en la restreignant. Ce sont M. Fernand Gregh, et aussi M. Georges Pioch, et M. Jean Vignaud et M. Marcel Roland. Aussi les toutes dernières années ont vu se présenter deux groupements assez différents, quoique avec certains points d’attache avec cette branche du symbolisme qui s’adonna à l’intimisme, ce qui n’est pas très étonnant, car ces catégories sont toujours un peu artificielles ou les poètes plus complexes que la définition qu’ils [321] donnent d’eux-mêmes; c’est le groupement toulousain et le groupement des Naturistes. Un point commun leur fut d’être une réaction contre le symbolisme, plus prononcée chez les Naturistes que chez les Toulousains.

Ce groupe des Toulousains est d’ailleurs, des deux, de beaucoup le moins artificiel; le lien qui unit MM. Delbousquet, Magre, Laforgue, Viollis, Tallet, Marival, Camo, Frejaville, M. et Mme Nervat, etc., c’est un lien d’origine. Jeunes gens de Toulouse ou environ, ils aiment à se tenir en grande union, et cela sans que la forme de leurs vers soit nécessairement uniforme. Leur réaction contre le symbolisme est du reste faible. Un grand souci de passé simple les tient, les amène à la rhétorique et à l’éloquence quasi politique; ils ont aussi presque en commun la préoccupation de peindre les choses de tous les jours, et la recherche d’un accent grand, et large et général. Je ne dis pas qu’ils n’y réussissent parfois. Mais si M. Magre pratique obstinément l’alexandrin libéré de quelques contraintes, M. Viollis ou M. Laforgue sont les auteurs de poèmes libres qui ne manquent ni de cadence ni d’ingéniosité. M. Delbousquet, leur aîné, tient au Parnasse absolument. Beaucoup d’entre eux s’orientent vers la recherche d’une simplicité excessive, qui ne dépasse pas en sincérité les recherches les plus abstruses du symbolisme.

Mais, tout en faisant des réserves sur ce que les volitions de ces jeunes gens contiennent encore de trop facile, on peut admettre que les vers de M. Viollis ou de M. Laforgue, auxquels beaucoup se sont plu, s’ils n’apportent rien de bien inattendu, apportent de la [322] fraîcheur, une certaine individualité et un parfum de terroir qui est loin d’être négligeable. Mais pour eux comme pour les autres, je crois qu’il doit y avoir une façon plus lyrique, plus profonde et moins gâtée par des ronrons d’éloquence, sinon plus généreuse, d’aller vers le peuple et de lui dire des poèmes en ses réunions du soir.

Les Naturistes, dans le fond, ne seraient pas très distincts des Toulousains, ou des poètes vibrants comme M. Georges Pioch, ou de poètes de la nature comme M. Ghéon, s’ils ne se cantonnaient (sauf M. Albert Fleury), dans l’alexandrin libéré et dans une formule de prose tant soit peu vague, pompeuse et déclamatoire. C’est avec une affection d’ingénuité, un peu trop de rhétorique et d’éloquence. Ils ont le tort d’abonder en programmes auxquels ils ne donnent pas toute satisfaction (à dire vrai ils ne sont pas les seuls). M. de Bouhélier, le chef reconnu de l’Ecole, a fait entendre trop souvent ses proclamations qui masquèrent ce que laissait voir de talent ses œuvres de début et la valeur d’un réel labeur, aux fruits inégaux mais intéressants. M. Montfort dépense autour de ses émotions trop de mots. M. Abadie publie de jolis vers. Il faut, je crois, considérer l’état actuel du naturisme comme transitoire; il est probable que ces jeunes écrivains, à qui ne manquent point des dons d’abondance, d’émotion et de facilité, verront leur idéal se présenter à leurs yeux plus complexe, et que leur développement personnel dépassera leurs doctrines présentes. Tout groupe nouveau a besoin d’éviter l’influence de celui qui l’a précédé presque immédiatement et d’apporter [323] d’autres ambitions et une esthétique différente. C’est ce qui explique la critique injuste qu’ils appliquèrent à leurs immédiats prédécesseurs. On leur doit surtout souhaiter de rêver de progrès et non de réaction littéraire.

Quoi qu’il en soit de l’avenir du naturisme, de son développement futur, de sa diffusion, on peut dire qu’il ne tenta rien que n’aient auparavant tenté des symbolistes, et que le naturisme n’est point très différent, sauf couleur verbale, de l’amour de la nature, selon MM. Jammes, ou Paul Fort. M. Paul Fort, qui tient au symbolisme par sa curiosité de formule neuve, a condensé, sous le titre de ballades, un grand luxe d’images, de métaphores, de versets émus. Très inégal, quelquefois doué d’un ton de synthèse jolie, parfois à côté et se trompant à fond, il est rarement indifférent. Il a compris la poésie populaire et s’en est heureusement servi. Sur les confins du symbolisme nous trouvons un artiste des plus intéressants et des plus doués, M. Saint-Pol Roux. Gongoriste et précieux souvent à l’excès, exagérant des facultés remarquables de vision aiguë et précise, trouveur infatigable de métaphores fréquemment justes, toujours hardies, souvent exquises, qu’il développa en courts poèmes en prose dont la formule fut, il y a dix ans, presque imprévue, M. Saint-Pol Roux sait aussi peindre de larges fresques, et son drame, la Dame à la faulx, offre, dans une complication peut-être trop touffue, des scènes belles et grandes; c’est un des meilleurs efforts de ces derniers temps.

Mais comme nous l’avons dit, le symbolisme est un mouvement si large que ni le vers librisme seul, ni la [324] recherche des symboles, vers laquelle d’aucuns s’efforcent en se servant du vers traditionnel, ne peuvent complètement l’enclore, et quoique fidèle à la technique du passé, et rénovant sa langue aux sources du XVIe siècle, c’est avec le symbolisme que se compte le vaillant pamphlétaire, et l’éloquent chanteur de la beauté, le poète de premier ordre qu’est M. Laurent Tailhade. C’est le souci du neuf qui range du même côté un artiste comme M. Albert Mockel, critique sincère et profond, poète doué, et un artiste fougueux et violent comme M. Emile Verhaeren. C’est d’origine symboliste qu’est M. Adolphe Retté, comme M. Robert de Souza; c’est un symboliste, encore que son dernier livre se retrempe volontiers aux sources de pitié sociale que M. Stuart Merrill, qui ajouta aux formes connues du vers quelques rythmes, particulièrement un vers de quatorze syllabes qui est un alexandrin plus long, et viable, dans son harmonie également balancée. Symboliste, M. Valentin Mandelstamm, un esprit très libre dont le vers frissonne souvent d’images neuves et justes. Aussi M. F. T. Marinetti, poète très personnel et coloriste très doué. Aussi M. Tristan Klingsor qui a apporté d’élégantes chansons de joie et un Orient joli, et M. Edmond Pilon qui eut de très tendres pages, et des dons remarquables de rythmiste et une valeur de décorateur ingénieux. Aussi M. Henry Degron qui a de jolies chansons émues. De même M. André Fontainas qui use le plus souvent d’un alexandrin, puisé aux sources mallarméennes pour la concision, traditionnel néanmoins pour la cadence, est un symboliste par l’essence même de ses recherches. C’est encore [325] sous le nom du symbolisme bien des efforts différents, mais si l’on se reporte au romantisme, on conviendra, je pense, que Lamartine était un romantique;—or, qu’y a-t-il de moins romantique au sens qui s’imposa sur le tard, de par Hugo et Gautier, que Lamartine et les poètes lamartiniens.

Ainsi, parnassien par la forme, symboliste par le fond, M. Sébastien Charles Leconte est fort difficile à classer, sauf parmi les poètes de grand talent, si l’on ne fait abstraction d’école. Il y a une large nuance entre lui et les Parnassiens nouveaux tels que M. de Guerne, tels que tout différent M. Jacques Madeleine, l’auteur d’Hellas et A l’Orée, si curieusement sylvain. M. Henry Barbusse ne s’associerait à aucun groupe, sauf à celui des intimistes, à Jammes, à Rivoire, encore que bien loin d’eux en ses soucis de notation très claire, et de rythmique traditionnelle.

Maintenant que la liberté du vers est admise, que la recherche des analogies, l’imprévu de la métaphore, les libertés de syntaxe, le droit au sérieux profond, à la traduction nette de la méditation, même un peu abstruse, que demandait le symbolisme en ses premières œuvres, le droit à la vie vraie sans rhétorique qu’il réclamait sont en principe admis, le symbolisme se développera encore, fera éclater la gaine si fragile de son titre, et se décomposera encore en courants divers qui n’ont pas de désignations, mais à qui les noms des principaux poètes symbolistes peuvent en tenir lieu, et on marchera vers une poésie de plus en plus libre et ample. Tout mouvement qui conclut vers une somme plus large de liberté a raison. Le symbolisme [326] eut donc raison à son heure, il aura raison dans ses conséquences, et quand on aura compris qu’il n’avait rien de commun avec l’occultisme, avec l’hermétisme, et des gageures maladroites, ou d’incompréhensifs et compromettants disciples, on rendra pleine justice à sa tendance et aux œuvres qui le représentent.

[327]

Le Roman.

Le Naturalisme ne produisit pas ses œuvres à l’image complète de sa théorie, c’est-à-dire que l’enquête réaliste de Zola se complique toujours à l’exécution du livre de belles scènes romantiques et de fragments quasi-lyriques. L’influence d’Emile Zola ne créa pas d’œuvres de jeunes écrivains, conçues, soit suivant sa formule théorique, soit suivant son exécution livresque. L’idéal qui sortit des efforts de Zola et qu’admettait la moyenne des écrivains tenait davantage de Maupassant et de Daudet que de lui. Ce fut un réalisme tempéré ou brutal qu’exercèrent ses disciples, un réalisme plus proche qu’ils ne le pensèrent du roman psychologique, qui suivit, en date, le roman naturaliste et qui, tout en l’admettant comme son aîné, se cherchait des pères légitimes, plus loin que lui, à travers lui, chez Balzac, Stendahl et Constant.

Le roman psychologique fut surtout l’apport de Paul Bourget. Néanmoins la critique au temps de Cruelle énigme aimait associer à son nom ceux de MM. Hervieu, Mirbeau et Robert de Bonnières. Ce groupement qui put avoir son instant d’exactitude est bien détruit et depuis longtemps. Tandis que M. Bourget [328] publiait ses livres dont le meilleur avant son évolution actuelle vers un catholicisme d’Etat et une réaction politique semble être Le Disciple, M. Robert de Bonnières ne donna au roman psychologique qu’une assez faible contribution; M. Hervieu apportait des notes d’ironie qui distinguèrent très rapidement son œuvre des sortes de discours et récits moraux qu’écrivait Bourget. Quant à M. Octave Mirbeau, il serait fort difficile de classer, plus d’un moment, plus que la période d’exécution d’un livre, cette intelligence toujours en évolution et en ébullition.

Le Calvaire, roman passionné et douloureux, n’avait déjà avec le roman psychologique que de très légers points de contact: et M. Mirbeau en est arrivé très vite au roman pamphlet, à une manière de roman à lui personnel, où l’auteur, tout en s’effaçant apparemment selon la méthode réaliste, ne se laisse pas oublier un seul instant; il a donné le summum de cette ardente énergie et de cette vision combative dans le Journal d’une femme de chambre, cette puissante et violente exhibition des dessous d’une société. C’est, parmi les romanciers actuels, celui qui montre le plus de points de contacts avec Zola, par sa violence théorique et pratique, par son amour de la vie ambiante, sa méthode franche de l’étudier et de l’exposer et aussi par le souci humanitaire et social qu’il y apporte, mais non par la forte et harmonieuse mesure qui se développe à travers un roman de Zola.

En même temps que le roman psychologique conquérait sa place, une scission s’opérait dans le camp naturaliste.

[329] Las de la prédication d’Emile Zola, las aussi que tout roman réaliste portât pour le public l’estampille de son influence, et aussi croyant avoir à parler en leur propre nom, cinq romanciers renoncèrent, par un manifeste, aux théories du maître des Rougon-Macquart. Ce furent MM. Bonnetain, Rosny, Descaves, Paul Margueritte et Guiches. Le manifeste des cinq accusait Zola d’exclusivisme en sa recherche d’art et d’une attention trop vive portée vers la vie animale dans l’homme. Des cinq littérateurs qui signèrent ce manifeste, le premier, M. Paul Bonnetain, était un écrivain d’assez mince importance, dont le début, un livre de scandale, paraissait la parodie même des procédés naturalistes; c’était surtout un journaliste assez bien placé. M. Guiches, par toute son œuvre laborieuse et parfois amusante, ressortirait plutôt du mouvement des psychologues. M. Lucien Descaves a prouvé dans les Emmurés, un livre de pitié profonde et de portée sociale, et par la Colonne qu’il pouvait mener des œuvres à bonne fin. M. Margueritte prend surtout maintenant, par des livres sur la guerre écrits en collaboration avec son frère, Victor Margueritte, toute son importance; si tout n’est point parfait dans le Désastre et les Tronçons du glaive, si l’on en peut critiquer la manière un peu anecdotique, on ne peut nier qu’il n’y ait là un effort considérable et de bonnes pages. Mais le plus important des manifestants était M. Rosny, et c’était lui, en somme, qui avait des théories à émettre.

Il est difficile, en quelques lignes, de caractériser totalement les frères Rosny. Comme beaucoup de romanciers [330] féconds, ils sont inégaux; comme beaucoup d’idéologues, ils sont sujets à l’erreur, et quand ils se trompent, ils se trompent d’une allure scientifique, c’est-à-dire raisonnée et poussée à ses limites, logiquement, c’est-à-dire à fond. Parfois aussi, plus soucieux du développement de l’idée que de sa forme, ils laissent subsister de légères macules, et sont trop disposés à user sans ménagement de termes scientifiques; mais le double courant de leur œuvre, l’un moderniste et d’enseignement, l’autre de science et d’évocation, leur mise en place des phénomènes modernes et passionnels parmi l’universelle nature, leur science du contact des psychologies individuelles avec les courants généraux des âmes et l’allure du monde sont du plus haut intérêt, et leur assigne place de novateurs. Le courant naturaliste nous donne aussi, parmi ceux qui furent le plus près de Zola, Céard, dont le long silence n’a pas fait oublier les débuts brillants, Léon Hennique, possesseur d’une formule concise et pleine dont le livre le plus récent, Minnie Brandon, d’une forte étoffe, d’une sobre exécution, reste digne de son roman le plus connu, Un Caractère. J. K. Huysmans, devenu religieux, a abandonné la vision aiguë qu’il donnait de Paris, l’observation chagrine qui fait le prix d’En Ménage, pour construire de fortes œuvres presque hagiographiques, d’une charpente à la fois solide et enchevêtrée; mais quel que soit le succès de ses efforts, et quelque avis qu’on puisse avoir sur le fond de sa doctrine, il ne semble point gagner à se spécialiser dans la foi et l’Eglise.

C’est au roman psychologique, combiné avec des [331] recherches qu’eut autrefois le roman idéaliste à la manière de Mme Sand ou de Feuillet, qu’il faut rattacher les premières œuvres de M. Marcel Prévost. M. Marcel Prévost préconisait, à ce moment, le roman romanesque; il avait l’ambition de réveiller la péripétie et d’y associer l’observation exacte. Y réussit-il? le public a dit oui, les confrères ont fait leurs réserves; on a reproché à juste titre à M. Marcel Prévost le peu de luxe de sa forme et les allures endimanchées qu’elle prit. L’écrivain semble d’ailleurs actuellement avoir subordonné ses anciens buts à celui d’écrire des romans à thèse. Il est un des observateurs les plus empressés du développement du féminisme, et il alterne avec M. Jules Bois les louanges de l’Ève nouvelle; ce peut être du roman très curieux que le roman de M. Prévost, ce n’est point du roman artiste, et quelque problème nouveau qu’il agite, si imprévue soit la solution qu’il en propose, ce n’est point de l’art neuf que le sien. Avec infiniment de vigueur, de tact, d’honnêteté et de style sobre, ardent et poussé, M. Jules Case a extrait de la doctrine réaliste, les méthodes d’instauration nouvelle d’un roman idéaliste. Nul romancier n’a placé si haut son idéal et ne le poursuit de plus de conscience; le roman de M. Case est tantôt d’enquête sociale comme Bonnet rouge, d’enquête spéciale portant sur les liens de l’homme et de la femme, comme l’Amour artificiel, sur l’âme retranchée des liens généraux comme celle du prêtre, l’Ame en peine; mais ses meilleurs livres sont deux poèmes, presque, de tristesse et d’angoisse, Promesses et l’Etranger, ce dernier, en sa concision précise, un chef-d’œuvre, et les Sept Visages donnent [332] en un court roman d’analyse, en même temps un conte de douleur et de remords qui atteint parfois, par des moyens tout analytiques, à la hantise profonde des contes tragiques d’Edgard Poe. L’œuvre de M. Jules Case n’a point encore donné tout son développement, et le sillon d’influence qu’il trace ne se discerne pas encore tout entier, mais c’est un développement qui apparaîtra, un matin de littérature pure, avec toute évidence.

Maurice Barrès, qui eut quelque temps contact avec le symbolisme, et dont on aima les premiers livrets élégants et secs, dédiés au culte du moi, et à un amusant égotisme, s’est développé en romancier social. Il semble qu’il a pris là une tâche un peu lourde pour lui, et que très capable d’évoquer l’histoire d’une province et de la résumer, il n’excelle pas à la grande fresque sociale. Encore qu’il complique un roman comme les Déracinés, de politique courante, de portraits actuels et qu’il sache placer d’intéressants épisodes, il ne tient point les promesses de ses premiers livres, et pour avoir voulu faire plus vaste, il fait moins bien [10].

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Note

[10] Il faudrait encore citer les nouvelles de Geffroy, les romans de Georges Lecomte, d’Albert Boissière, etc. Mais cette étude ne peut donner qu’une ligne générale; pour noter tous les bons efforts, il faudrait l’espace d’un livre.

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Mais je voudrais arriver au roman de poète; le roman de poète se diversifie toujours du roman de l’écrivain, uniquement prosateur, par des qualités spéciales que certains jugent des défauts et qui peuvent le paraître, de par leur utilisation inopportune, mais n’en [333] sont point au fond. Le roman de poète pratique parfois la digression, prend des envolées, suit quelquefois l’image plus que le héros; mais ce sont les plus utiles, au fond, des écoles buissonnières, et le lecteur apprend plus en ses courses d’un instant dans la marge du sujet, qu’auprès de bien des maîtres assidus et ternes, et ne quittant point d’une semelle leur idée générale.

Durant la période naturaliste, après les derniers romans de Victor Hugo, après Quatre-vingt-treize, ce fut M. Catulle Mendès qui tint d’une robuste activité le roman de poète, et l’on sait la suite de livres qui s’ajouta au Roi Vierge et aux Mères ennemies, jusqu’aux deux meilleurs et presque les plus récents, La Maison de la Vieille et Gog, œuvre de poète, d’évocateur, de narrateur lyrique. L’Ève future, de Villiers de l’Ile-Adam, plaça un chef-d’œuvre dans la lignée de nos romans. M. Anatole France, dont le roman tient du roman psychologique, du roman social, et dont les vers ne sont ni la part abondante, ni la part la plus haute de l’œuvre, est pourtant dans ses romans un poète, et nul n’écrivit davantage des romans de poète. Son art, de proportions modestes dans ses premiers livres, plus ferme en Thaïs, émouvant mais livresque, d’une beauté achevée mais sans nouveauté absolue (puisque Flaubert…), d’une beauté plutôt d’œuvre critique, s’est affirmé tellement plus grand depuis le Lys Rouge et le Mannequin d’Osier qu’on peut considérer son développement comme récent. Et, de fait, M. Anatole France a infiniment plus de talent depuis dix ans qu’auparavant. Il arrive actuellement à dépouiller le roman de tout ce qui n’est point l’ornement essentiel, [334]ne se sert du fond que comme d’un prétexte à la variation philosophique, qui est tout, et donne l’impression d’un sage ému, souriant, malin et casuiste pour la bonne cause, celle de l’intelligence et de l’art.

M. Elémir Bourges n’est pas un poète; pourtant c’est tout près des poètes auteurs de romans qu’il faut classer ce romancier; d’abord son esthétique se réclame de celle de Shakespeare et des dramaturges de la pléiade Elisabethaine, dans l’art violent desquels il voit l’homme à la stature qu’il lui désire, aussi à cause de l’ingénieux décor où il place l’action de ses romans. Les oiseaux s’envolent et les fleurs tombent, son dernier et son plus beau livre, semble, dans une vision moderne et tragique, une transcription grandiose du vieux récit d’Orient, tel le Conte du Dormeur éveillé. On aimerait que la production de M. Bourges fût plus touffue pour avoir l’occasion d’en jouir plus souvent, mais il faut s’incliner devant le sérieux et la haute portée de son effort.

Le Symbolisme, quoique le plus important et le début même de son œuvre collective consiste en œuvres poétiques, n’en a pas moins contribué, pour une large part, au roman contemporain, en nombre, en qualité et en direction d’idée.

M. Paul Adam, un des premiers champions du Symbolisme, le seul qui fût exclusivement prosateur, s’est développé en une large série de volumes qui enserrent tout sujet, depuis l’anecdote boulevardière et [335] un peu scabreuse jusqu’à la restitution de la Byzance antique, en passant par des romans de foules à tendances sociales, et des romans où il essaie de décrire les pompes et les courages militaires. La Force de Paul Adam commence une synthèse historique du XIXe siècle dont le portique spacieux et clair fait augurer une belle œuvre; la brève nouvelle de Paul Adam, plus encore que son roman, est attachante et souvent imprévue, et donne une sensation d’art plus complète. Cela tient souvent à ce que le style de M. Paul Adam, dans ses romans, est d’une inutile tension et que les passages ternes y sont revêtus pour l’illusion d’une grandiloquence disproportionnée.

Le labeur de M. Adam a déjà enfanté plus de vingt volumes divers, reliés au fil un peu empirique d’une sorte d’épopée de la volonté, et par ce besoin de concentration de ses efforts partiels, M. Adam, tout en restant symboliste, se rattache à Balzac.

M. Pierre Louys, qui n’est pas tout à fait un symboliste, même d’origine, a tracé ce joli conte antique d’Aphrodite à qui tel succès a été fait; il a été moins heureux dans la Femme et le Pantin, où beaucoup de talent n’empêchait point d’être frappé du déjà vu de l’œuvre et du déjà dit; M. Pierre Louys, outre un clair talent de styliste un peu froid, possède une variété de façons spirituelles et compatissantes de regarder les petites Tanagréennes anciennes et modernes, et s’il note leurs légers caprices et leurs babils, il leur prête parfois aussi de furieuses colères de figurines. Les Chansons de Bilitis, si leur sous-titre de roman lyrique n’est point dépourvu d’artifice, et si la juxtaposition [336] de ces petits poèmes en prose ne réalise pas en sa structure l’idée que tout le monde peut se faire d’un roman lyrique, sont néanmoins, réunies et agrégées, de séduisants poèmes.

Mme Rachilde est un écrivain de valeur. Après quelques romans et nouvelles médiocres, elle s’est relevée d’un vigoureux effort à des fictions très romantiquement développées sur un fond de réalité exceptionnelle ou de vraisemblance rare. L’idée fondamentale est souvent rêche et âpre, elle est développée toujours avec brio, et les curieuses notations féminines alternent avec quelque chose de mieux, avec des divinations sur le fond animal du bipède pensant et aimant, qui sont souvent fort belles. De courts poèmes en prose comme la Panthère donnent l’essence de ce talent robuste et félin.

M. Remy de Gourmont, un des plus curieux savants et subtils écrivains qui soit, si intelligemment complexe en ses désirs de roman mythique et de romans contemporains, érudit et critique de valeur, a donné, dans les Chevaux de Diomède, des pages remplies de métaphores neuves et ardentes.

Dans les romans et les nouvelles de M. Henri de Régnier, les jeux mythologiques du XVIIIe siècle s’allient à l’accent large des Mémoires d’Outre-Tombe, et les pages où il suit le plus nettement l’esprit des anciens conteurs français ne manquent ni d’agrément, ni d’intérêt, ni de bonnes images calmes.

M. Hugues Rebell est un robuste écrivain, de verve audacieuse, parfois lubrique, plein d’irrespect, doué supérieurement pour la reconstitution historique des [337] époques toutes proches et dont pourtant seuls des vieillards demeurent les témoins oculaires, témoins d’avis différent et qu’il faut la plus grande perspicacité pour écouter. M. Rebell a aussi remis sur pied, dans un livre énorme et grouillant, l’ancienne Venise du XVIe siècle, des grands artistes, des moines sales, du vice local, du vice importé d’Orient et il communique à tout sujet qu’il touche un fort cachet de dramatique véhémence.

Et auprès de ces artistes la liste est longue des romanciers issus du Symbolisme, ou s’y rattachant plus qu’à tout autre groupe, et voisinant par des préoccupations de synthèse ou de style: c’est Louis Dumur, très consciencieux écrivain, développant, avec une impassibilité émue, des thèses intéressantes, plus auteur dramatique d’ailleurs que romancier, et ayant obtenu au théâtre avec son collaborateur Virgile Josz, l’éminent critique d’art, des succès de réelle estime; M. Albert Delacour, l’auteur d’un frénétique roman, le Roy, non négligeable; M. Charles Henry Hirsch, poète distingué, poète racinien, dont le roman de début la Possession, trop long et touffu, contait une jolie légende et décrivait de beaux paysages; M. Eugène Demolder, l’auteur d’un des meilleurs romans de ce temps, cette Route d’Emeraude toute chauffée du reflet des Rembrandt, excellente reconstitution historique de la vie hollandaise au XVIe siècle, se concluant sur un très gracieux épisode d’amour: et ce roman vient, dans l’œuvre d’Eugène Demolder, après les plus curieuses notations de légendes évangéliques d’après les primitifs de Flandres; M. Henry Bourgerel dont le roman [338] un peu lourd, les Pierres qui pleurent, annoncent une œuvre qu’on ne pourra juger qu’après son entier développement; M. Marcel Batilliat dont la Beauté donne une plénitude de satisfaction d’art, par l’alerte forme imagée dont il sait se servir; M. Albert Lantoine qui, à côté de beaux poèmes bibliques, a écrit sur la vie militaire le plus poignant, le plus curieux, le plus vrai des romans et sans doute le meilleur des romans de ce genre, la Caserne; M. Alfred Jarry, l’extraordinaire dramaturge d’Ubu Roi, qui vient de dire en belles phrases à longues traînes la Beauté de Messaline et les Petites rues de Rome; M. Eugène Morel, dont Terre Promise et la Prisonnière ont affirmé la haute valeur.

M. Eugène Veeck a réalisé un curieux roman d’une éthique singulière et attachante.

Les romanciers humoristes ne font point défaut à notre période. C’est M. Jules Renard, qui a cet honneur d’avoir créé un type, Poil de carotte, et d’avoir triomphé de cette difficulté d’accuser un type d’enfant ni trop sentimental, ni trop convenu. M. Pierre Veber, d’une gaieté assez grosse, mais communicative. Tristan Bernard, dont les Mémoires d’un jeune homme rangé seront un document très exact sur la médiocrité de la vie moderne, tout en restant un des plus amusants d’entre les livres. M. René Boyslève, romancier spirituel et ardent, qui redécouvre la vieille province française, et avec peut-être un peu de paradoxe en dessine d’un trait précis les figures un peu oubliées, et par le [339] naturalisme et par le symbolisme. M. Lucien Muhlfeld, qui apporte un roman plus causé qu’écrit, sans lyrisme aucun, sans extraordinaire dans la bouffonnerie non plus, sans exceptionnelles qualités littéraires mais très agile, et de note juste. Le premier roman de M. André Beaunier, qui est aussi un très clairvoyant critique, peut se classer parmi les plus spirituels romans de ces dernières années; l’humour de M. Beaunier, très alerte et signifiant, pose dans les Dupont-Leterrier son point de départ de la façon la plus significative et la plus alerte. M. Maurice Beaubourg, auteur dramatique de grand talent, est un romancier très spécial dont l’œuvre aiguë a des frémissements sensitifs auprès de railleries cruelles et très poussées. M. Maurice Beaubourg est parmi les humoristes celui qui parle la langue la plus artiste, et celui chez qui l’humorisme sait confiner à quelque chose de profond et de tragique. La liste serait longue des romanciers humoristes, de ceux qui voient avec esprit défiler la vie du boulevard, car c’est toujours un peu le genre à la mode, et s’il ne produit pas de ces fortes poussées qui accusent dans l’art des temps des lignes directrices, il ne laisse pas: soit d’être exercé par des gens de talent qui en font leur genre unique, soit de servir pour une fois de délassement à des écrivains voués à d’autres travaux; mais il faut citer aux confins du terrain de l’humour, vers le roman utopique, qui participe du roman de mœurs et de la fantaisie romanesque, le très beau livre de Camille de Sainte-Croix, Pantalonie, qui rappelle sans désavantage les grands noms des allégoristes railleurs du XVIIIe siècle. Ce ne sont pas des humoristes [340] tout à fait que M. Marcel Boulenger, Jean Roanne, leur souple prestesse les y apparentent toutefois. Ils ont bien du talent.

Il y a certes en ce moment une recrudescence de curiosité vers le roman historique. Le naturalisme l’avait laissé aux vieilleries romantiques; les derniers romantiques aimaient mieux la formule fantaisiste de l’Homme qui rit, par exemple, et dédaignaient Walter Scott, en souriant d’Alexandre Dumas. Les symbolistes furent plus touchés de l’aspect général d’une époque ou d’une idée qui pouvait les conduire à un roman mythique ou critique, qu’à la reconstitution de détail que donne le roman historique; l’énorme succès de M. Sienkiewicz vient d’accentuer encore le succès du roman d’histoire anecdotique, de la petite épopée familière, où des amoureux traversent un formidable choc de passions, à une époque célèbre de l’histoire, ce qui est la trame classique du roman historique.

Il serait injuste, lorsqu’on attribuera à M. Sienkiewicz une renaissance du roman historique en France, d’oublier les efforts récents qui furent faits chez nous, en ce sens, et d’abord l’œuvre un peu lourde, barbare de terminologie, mais intéressante aux points essentiels de Jean Lombard, quelques romans de M. Paul Adam ayant points de contact avec le roman historique, comme la Force et surtout Basile et Sophia qui est dans le meilleur sens un roman historique, et qui satisfait parfois aux exigences de reconstitution difficile [341] qui sont permises, depuis Salammbô, au lecteur français. C’est du roman historique d’après la tradition indiquée par W. Scott, et aussi d’après la tradition infiniment plus sérieuse que légua Vitet, dans ses beaux romans dialogués sur la Ligue, que les romans de M. Maindron, curieuses études très informées à coup sûr dans le XVIe siècle, si elles sont discutables en tant qu’œuvres d’art. C’est un mélange du roman utopique et du roman historique que le Voyage de Shakespeare de M. Léon Daudet, et M. Elémir Bourges, dans le Crépuscule des Dieux, a raconté la plus curieuse histoire de prince déchu, comme il a effleuré l’apparition neuve de l’empire d’Allemagne.

C’est une lassitude du roman réaliste qui prend en France cette forme d’appétit du roman historique. Ce goût de l’histoire anecdotique et présentée en tableaux, nous l’avons vu se manifester ailleurs que chez les lecteurs des romans, et il a fourni les plus éclatants succès du théâtre le plus récent. Quel avenir est réservé à cette curiosité renouvelée de nos premiers romantiques. C’est ce que les œuvres des années proches nous apprendront.

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